Vernon et ses campagnes
Un territoire en observation :
une quarantaine de communes et leurs habitants
(1690-1836)
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Jean-Pierre BARDET
&
Jacques RENARD
Présentation du projet
Pour introduire ce projet au titre peut-être surprenant, il importe de souligner les questions qui ont conduit à constituer cette importante base de données. Il nous fallait disposer de données assez nombreuses et jointives pour assurer une bonne continuité généalogique et suivre les gens individuellement dans leurs déplacements et dans leur existence, car tous les destins ne sont pas interchangeables. Beaucoup d’autres raisons que le simple suivi des générations a conduit à adopter une vaste échelle de dépouillement.
L’un des premiers projets a, en quelque sorte, dicté le choix du terrain d’observation. Étudiant par ailleurs le destin tragique des enfants trouvés de Paris, nous voulions savoir pourquoi ils mouraient en masse dans les villages, où ils étaient envoyés en nourrice, alors que dans les mêmes localités la mortalité des nourrissons parisiens légitimes placés par leurs parents était bien moindre. Il se trouvait que beaucoup de ces nouveau-nés étaient concentrés dans une poignée de paroisses toutes assez proches de Vernon. C’est là l’un des points de départ des enquêtes et des investigations très variées qui allaient se succéder pendant trois décennies : l’histoire des berceaux rapidement vides des délaissés parisiens est bien sûr liée à celle de leurs parents adoptifs que nous ne pouvions pas mieux connaître que par la reconstitution de la vie conjugale de ces couples nourriciers, cernant ainsi leurs origines et le contenu de leur ménages.
D’autres questionnements nous ont conduits à profiter de cette première aubaine documentaire. Le cercle des villages ainsi reconstitués s’est progressivement élargi. En réalité, nous cherchions à saisir comment cette société qui émergeait au fil de nos enquêtes se reproduisait de génération en génération : quelles étaient ses références anthropologiques ? quels étaient les bénéficiaires et les lésés du système ? quel était le poids des descendances dans les transmissions ?
Le terrain de l’enquête
La visée n’était pas au départ géographique même si localisation n’est pas négligeable. Il ne s’agissait de bien connaître ni un espace géographique particulier, ni un groupe humain, professionnel ou social, bien caractérisé et prédéfini, ni un cadre institutionnel délimité (bailliage, élection ou canton). Nous avons opté au contraire pour une certaine diversité qui permettait de cerner au moins partiellement des différences à expliquer. Ainsi les rattachements de nos villages sont éclatés entre plusieurs diocèses, deux généralités (celle de Rouen et celle de Paris), et surtout un grand nombre d’instances judiciaires ou fiscales. Certaines frontières pouvaient cependant devenir objets d’étude. On le constatera.
L’ensemble des paroisses étudiées forment une sorte de polygone irrégulier, orienté du Sud-Est au Nord-Ouest qui mesure environ 23km sur son grand-axe et 18km au maximum du Nord au Sud ; il s’étend sur 390 km2 environ (une sorte de sondage non représentatif de la France au 1/1500ème en somme). Le territoire investi comporte 39 communes subsistantes aujourd’hui. Dans cet espace vivaient en 1836, près de 25 000 habitants. Ultérieurement, nous préciserons l’évolution de cette population au cours de la période étudiée (1690-1836). Nous avons souhaité élargir au-delà d’un village, les caractéristiques spatiales de cet ensemble sans chercher à mesurer des déterminismes géographiques, Nous avons opté pour une continuité territoriale sans hiatus, pour des raisons qui vont être précisées mais qui sont assez évidentes.
Beaucoup de composantes contribuent à une forme d’unité physique de notre observatoire. Tout d’abord, il est presque entièrement normand. La plupart des communes sont situées dans le département de l’Eure, quatre cependant appartiennent aujourd’hui à celui des Yvelines, mais avant la Révolution, deux d’entre elles dépendaient à la fois de la généralité de Rouen et du Parlement de Paris. Il y avait là d’objectives raisons de les prendre en compte.
Second trait unitaire: la géographie. Le paysage est caractérisé par une vaste pénéplaine du crétacé. En rive droite, il s’agit de la portion méridionale du Vexin français qui s’achève à la Seine. En rive gauche du fleuve, on retrouve la pénéplaine jurassique qu’on nomme sur cette rive la Madrie, autre bande assez similaire à la première où notre échantillon occupe un surface identique, entre Seine et Eure, mais sans jouxter l’Eure en continuité. Le lit du fleuve est évidemment très bas, dans cette zone, ce qui confère aux hauteurs modestes qui le dominent un peu de majesté. Mais il ne faut rien exagérer. Sur l’ensemble des deux segments de plateau de notre zone l’altitude ne dépasse guère 150m.
Les communes de l’échantillon se partagent entre celles qui sont riveraines de la Seine et celles qui se situent entièrement sur le plateau. Notons cependant que ces positions aussi déterminantes soient-elles, le sont peut-être moins qu’il paraît, car toutes les communes et communautés de plaine étaient installées nettement en dessous du niveau moyen des plateaux. Parmi nos communautés, on comptait deux villes Gaillon et Vernon, lieux de réalités sociales variées.
Les lignes directrices de l’enquête
A la base une ambitieuse reconstitution nominative
L’inégale qualité des registres paroissiaux a imposé le point de départ de l’enquête. Comme, nous ne voulions pas risquer de rencontrer trop de lacunes, nous avons choisi comme date initiale, celle de 1690, moment du plein effet, dans presque toutes les paroisses de l’ordonnance de 1667. En fait, il subsistera quelques lacunes, soit par perte de registres, soit par la négligence des curés et desservants, soit par effacement des écritures. Enfin certains étudiants ont abdiqué face à des actes qu’ils n’arrivaient pas à décoder.
Un ultime et récent peignage des fichiers a permis de récupérer près de 20 000 actes de toutes natures. Il en manque certainement encore quelques-uns. Mais ces lacunes sont désormais suffisamment marginales pour pouvoir être corrigées statistiquement. Au total, le nombre des actes dépouillés est considérable (près de 160 000 actes). On comprendra aisément que nous ayons clos nos recherches en 1836 où nous disposions de rares listes nominatives. La date convenait aussi comme fin de la première phase de déclin de la fécondité française. Enfin, le fichier était déjà très lourd, difficile à maîtriser du fait de sa taille. Il fallait encore réussir à agglomérer les actes en vue de la constitution de fiches de familles, créer des fichiers individuels couplés et constituer des généalogies cohérentes. Malgré les progrès techniques accomplis, cela a exigé aussi le regard perspicace du chercheur et de constantes révisions.
L’étude démographique
Pour commencer, une question de méthode posée depuis la mise au point des monographies villageoises. Celles-ci permettent de suivre les seuls sédentaires, mais les mobiles, pour l’essentiel des gens qui se déplaçaient à court rayon, pouvaient avoir des comportements bien différents des couples très ancrés sur place. Le vœu de Louis Henry était de disposer d’une reconstitution vaste, continue et intégrale pour vérifier cette hypothèse. Ce fichier permet précisément de répondre à cette question et au vœu du père fondateur.
Pour le reste, l’étude démographique en soi peu nouvelle mérite sur quelques points d’être mise en œuvre même si le fichier évoqué plus haut doit servir à beaucoup d’autres objectifs. En fait, cette recherche s’inscrit dans la continuité des enquêtes précédentes pour vérifier si l’antériorité de Paris et Rouen dans la pratique de la limitation des naissances se reflète aussi, s’infiltre dans les petites villes et les campagnes soumises aux courants d’échanges continus centrés sur l’axe de la Seine, plus tôt que dans d’autres régions françaises. Compte-tenu de la nature diversifiée de notre zone, certaines analyses différentielles seront possibles et l’accumulation des fichiers de famille disponibles permettra d’autres comparaisons territoriales.
La disposition d’un fichier continu permettra aussi de saisir un aspect des comportements humains qui a été, un peu paresseusement camouflé, sous le terme d’immobilité des ménages du passé qui serait attestée par la stabilité numérique des habitants de chaque village ce qui ne veut pas dire grand-chose, puisqu’un simple équilibre migratoire aboutit lui aussi à cette apparente stabilité. L’espace de circulation des individus et des familles peut être partiellement cerné grâce à nos fichiers, par un suivi individuel. Il s’agit évidemment de comprendre les raisons des transferts de résidence qui ne résultaient pas seulement des échanges nuptiaux. Dans cette étude de la mobilité, on s’intéressera à ce qui pouvait la freiner, aux effets de frontières, à ceux du droit coutumier, aux obstacles physiques, aux usages et spécialisations agricoles ou même aux différences culturelles.
L’analyse des réseaux familiaux et des systèmes d’alliances
Elle s’impose donc pour comprendre au moins partiellement les enjeux des mobilités repérées et aussi pour vérifier dans quelle mesure leur cadre dépasse celui de la paroisse et quelles solidarités familiales subsistent. L’étude de la consanguinité et des renchaînements d’alliance est désormais possible grâce au logiciel Puck car notre échantillon fournit des généalogies sinon complètes du moins assez satisfaisantes tant que les distances séparant les branches demeurent raisonnables. L’étude des solidarités familiales, professionnelles ou autres s’impose en conséquence et grâce à diverses sources nous pouvons aussi l’aborder.
La transmission des biens, les activités complémentaires et la croissance
Dans ce pays qui connaît une sensible croissance de la population, beaucoup sont incités à partir ou à découvrir des ressources complémentaires. Le problème de la transmission des biens est au cœur de cette interrogation. La disposition de généalogie permet d’évaluer le mode de transmission des biens et ce que cela peut signifier pour les héritiers. On sait qu’il existait aussi beaucoup de petits métiers apportant des compléments de ressources : artisanat, travail à la journée et aussi allaitement mercenaire. Autant de questions que cette enquête permet de résoudre en partie. On voit que les fils se croisent : comment aborder la croissance sans examiner la réponse contraceptive, comment évoquer l’allaitement mercenaire sans évoquer ses effets sur la reproduction des femmes. Délibérément nous n’abordons pas dans cette présentation, certains d’aspects de nos interrogations sur les comportements individuels, celle de la sexualité réputée plus libérée en Normandie qu’ailleurs, celle de la concurrence entre héritiers en fonction du nombre des enfants survivants, celle du rôle de la parenté. Autant de questions, autant de réinvention des sources et des méthodes pour une série d’essais.