Une autre histoire de la Renaissance. Paroles d’objets.
Elisabeth Crouzet-Pavan
Présentation du projet
Au XVe siècle, le monde des objets accroît sa présence et sa polysémie pour certaines catégories sociales dans l’Italie du Quattrocento. Comment et pourquoi ? Pour répondre à ces questions, l’enquête laisse place à la description : elle restitue par touches un peu des choses qui entouraient les habitants de la maison. Elle s’efforce de donner toute leur importance aux pratiques liées à ces objets puisque l’ « être au monde » des hommes et des femmes vivant avec ce nouvel entourage matériel est également modifié. Comme telle, elle s’ancre dans le champ de l’histoire sociale et économique. Mais elle relève plus largement peut-être de l’histoire culturelle puisque que le problème des relations aux objets l’anime. Le dessein est de comprendre la façon dont ces objets étaient perçus pour s’efforcer de déchiffrer les valeurs qu’ils emprisonnaient et les expériences qui étaient entretenues avec eux. Avec l’objectif de montrer que les transformations de la culture matérielle dans l’Italie du XVe siècle sont au moins aussi importantes que celles qui opèrent dans la culture présumée « savante ».
Le vase de majolique, parfois placé à la fenêtre, ouvre la réflexion. Le regardant, nous constatons comment les pots de céramique commune qui abritaient un basilic ou une plante ornementale sont remplacés, chez les plus aisés, par des vases venus de la péninsule Ibérique car rien de comparable n’est alors produit dans l’espace italien. Ces pots sont dotés pour ceux qui les achètent d’une valeur esthétique. Ils sont un moyen d’obtenir de la distinction sociale. Ils mobilisent aussi un ailleurs dans leur décor et leurs techniques de fabrication ; ils sont produits dans les ateliers de la région valencienne et ils renvoient aux traditions de la céramique du monde musulman. Mais bientôt, ces vases sont imités et la majolique italienne commence sa carrière. Nous distinguons ainsi une des tensions à l’œuvre dans notre histoire : le rare le devient un peu moins, l’objet venu de loin commence à être produit au plus près. De quoi lancer la réflexion et réfléchir sur les sources permettant de l’activer.
Nous pénétrons ensuite dans la chambre : débauche de tissus, jeux de courtines, beauté des courtepointes. On entrevoit des couleurs, le chatoiement des rouges et des ors, la douceur des verts et des blancs plus fréquents à la belle saison. Si certains biens se démocratisent, le luxe, pour les riches, continue à prendre vie dans ces étoffes somptueuses qui sont le premier marqueur de l’apparat. Mais de nouveaux meubles font aussi leur apparition, à l’exemple du lit de jour, ainsi que des objets plus nombreux, souvent féminins, tandis qu’un décor conquiert les murs et les surfaces libres. Toutes ces choses parlent de confort, de chaleur ou de rôles féminins. Mais elles sont riches d’autres significations. Elles évoquent, pour les tapis, les tapisseries, les cuirs dorés, des horizons plus ou moins lointains. Elles diffusent, à l’exemple des meubles peints, une série de messages.
L’analyse envisage d’autres objets : la table à écrire ou l’encrier. Nous entrons avec eux dans le studiolo. Chez les princes, les princesses et les humanistes, ce lieu dédié aux activités intellectuelles est investi, alors que les collections commencent, par des biens dont la valeur tient à ce qu’ils sont des antiques ou des curiosités. Il s’ouvre aussi à d’autres pratiques culturelles. Surtout, il devient plus fréquent dans les maisons aisées. Il est un espace masculin, investi par les papiers, quelques livres, des lunettes, des plumes, des ciseaux, un bougeoir, un presse-papier, un échiquier, une boîte à sable… Le trésor de la maison est parfois conservé dans cette pièce : argenterie, métaux damasquinés, précieux gobelets de verre. Cette vaisselle, rangée dans les coffres qui peuplent les intérieurs, s’expose, avec tout un dispositif décoratif, dans la grande salle à l’occasion des repas de fête. L’explosion numérique et typologique de la vaisselle est l’occasion de suivre l’évolution des manières de table, de discerner – et les pots de fleurs nous avaient déjà mis sur cette voie – comment un nouveau désir se porte, à côté des pièces d’argenterie, vers des biens « semi-durables », telles les assiettes de majolique et les coupes de cristal, fragiles, et dont la beauté tient au travail de l’homme. A la fin du XVe siècle, cette grande salle est encore peu utilisée. Les redéfinitions de l’espace social de la maison procèdent selon une chronologie très fine.
Comment expliquer ces transformations ? Comment comprendre cette évolution des modes de vie qui est loin de concerner les seules maisons princières ou la crème de l’aristocratie urbaine ? Pour trouver des éléments de réponse, les caractères de la demande sont décrits. Les reconversions de l’économie italienne sont analysées et on saisit la capacité des ateliers à fabriquer des articles dans différentes catégories de prix, à en produire d’autres de manière semi-sérielle, mais aussi à adapter, à réinterpréter, imiter jusqu’à mettre sur le marché des objets qui parviennent dans certains cas à supplanter des produits jusqu’alors importés. Le regard est porté sur le marché ou plutôt les marchés, sans pour autant souscrire à la grille de lecture qui a voulu voir dans l’Italie de la Renaissance le lieu de naissance de la consommation moderne.
Illustration : Carlo Crivelli, Annonciation, détail, tempera et huile sur toile 1486;
autrefois à Ascoli Piceno, Anunziata; aujour’hui à Londres, National Gallery
Pour pénétrer dans ce monde matériel des choses et l’imaginaire social qui s’organisait autour de lui, une analyse anthropologique est préférée. Loin de seulement marquer la richesse et la distinction, ces biens permettent de vivre autrement sa vie sociale et personnelle et le raisonnement en déroule les illustrations : circulation des objets et interaction sociale, langages des images, sollicitations des artefacts contribuant à transformer la culture visuelle au sein de l’espace domestique. Mais le fait le plus saisissant est peut-être que les échanges avec le sacré sont aussi favorisés par ces objets. Grâce à eux, le sacré pénètre au cœur de la maison, dans la chambre surtout, dans le cabinet de travail aussi avant de concerner d’autres pièces.
L’attention se concentre enfin sur le statut de ces objets. Beaucoup d’entre eux ne sont pas destinés à être conservés, à être transmis d’une génération à l’autre comme des biens mémoriels, utiles pour affirmer le statut de la famille et symboliser sa perpétuation. Certains sont des faux, des leurres, des imitations. Beaucoup sont loués, prêtés, mis en gage, vendus, revendus dans un cycle permis par le marché de l’occasion et l’aptitude de cette société à réparer, raccommoder, rénover, recycler. La relation à l’objet est donc loin de trouver son début et sa fin dans l’acte d’acheter, dans le fait de posséder. Sans compter que la place des biens matériels dans la vie sociale fait l’objet de remises en cause radicales. Alors que l’univers des choses se densifie, que la mode met sur le marché des nouveautés, que les intérieurs s’ouvrent à plus de meubles, de tableaux de dévotion et de fourchettes, en une courbe exactement parallèle au cours du second XVe siècle, les bûchers flambent et consument beaucoup de ces détestables « vanités ».