Modernités européennes


Julien Goeury, Nicolas Le Roux, Alain Tallon


Objet et contexte

Au XIXe siècle, l’historien suisse Jacob Burckhardt a conceptualisé la  Renaissance, à partir du sens qu’avait donné Vasari au terme de Rinascita, comme un mouvement conjoint de résurrection de l’Antiquité  et de découverte du monde et de l’homme. L’émergence de l’individu et  de l’État modernes en auraient été la conséquence. La notion s’est  ensuite imposée aux différentes disciplines et a donné lieu à une  construction historiographique d’une grande complexité. 

Du milieu du XVe siècle au milieu du XVIIe siècle, l’Europe a connu  des transformations profondes. Ce temps de « première  mondialisation » et de rencontres transocéaniques fut celui de réflexions  nouvelles sur la dignité de l’être humain, sur la puissance de sa raison et  de son libre arbitre. Ce fut aussi celui de l’essor de l’imprimerie, qui  bouleversa le rapport qu’entretenaient les hommes avec les textes et, plus fondamentalement, avec le savoir. Ce fut enfin une époque de  tensions résultant de la crise religieuse ouverte avec la Réforme.

Suite à la découverte de civilisations lointaines, mais aussi en raison  des dangers qui la menaçaient, l’Europe s’est constituée comme une aire  culturelle consciente de ses particularités. De véritables figures  européennes ont également émergé, Érasme, première grande figure de  lettré cosmopolite, en étant le modèle. Un siècle plus tard, Descartes, né en Touraine, vécut en Hollande et mourut en Suède : sa disparition, en  1650, fut un véritable événement européen.

Très tôt discutée, parfois contestée, la Renaissance n’est pas une idée  à laquelle il faut renoncer. Souligner sa dimension européenne ne  constitue aucunement l’affirmation d’une supériorité morale de  l’Occident sur d’autres parties du monde. S’il est légitime, à bien des  égards, de « provincialiser l’Europe » (D. Chakrabarty) et de ne plus  « universaliser l’histoire » à partir d’une Europe autrefois érigée en  modèle (S. Subrahmanyam), l’Europe constitue à n’en pas douter une  échelle utile pour comprendre les transformations qui se sont produites  au début de l’époque moderne, à condition cependant d’accepter de  « dé-centrer » l’histoire de la Renaissance (P. Burke), en insistant sur la  diversité des pratiques et des expériences dans des sociétés européennes  elles-mêmes très variées culturellement et socialement.

L’étude de la Renaissance suppose par essence une approche  pluridisciplinaire. Histoire, littérature, langues et civilisations, histoire  de l’art ou musicologie, toutes ces disciplines doivent être amenées à  collaborer ou à dégager des synergies permettant d’initier des champs  de recherche nouveaux. Les circulations des hommes et des femmes,  mais aussi des idées, des références, des modèles et des objets, sont  essentielles à étudier, spécialement aujourd’hui.


Objectifs

Le pôle « Europe et Renaissance » se propose de rassembler les  forces des UFR et des laboratoires de Sorbonne Université qui se  consacrent à la Renaissance. L’Institut de recherche sur les civilisations de l’occident moderne (IRCOM), l’UFR d’histoire et le Centre Roland  Mousnier (UMR 8596) se consacrent en grande partie à l’étude de la  première modernité, tout comme les UFR de littérature française et  comparée, de langue française ou de langues et civilisations. Les  membres de ces institutions ont déjà initié des rapprochements, mais ce  processus doit être encouragé par la création du pôle « Europe et  Renaissance », qui permettra d’organiser des rencontres et de réaliser  des publications. Le pôle renforcera aussi la dimension européenne de la  recherche menée par les chercheurs de Sorbonne Université. Des  contacts nombreux existent déjà avec différentes institutions étrangères et ils doivent être encouragés. Certaines universités avec lesquelles les  relations sont déjà nouées font partie de l’Alliance 4EU+ (Genève,  Milan, Prague), d’autres pas (Liège, Neuchâtel…).


Axes de recherche privilégiés

Axe 1 : Une culture européenne ?

La Renaissance est-elle italienne ? Ya-t-il une ou des Renaissances ?  Jacob Burckhardt a fait de l’Italie le premier laboratoire de la  Renaissance. La résurrection des formes antiques, l’invention de la  perspective, la redécouverte accélérée du grec après la chute de  Constantinople, tout cela s’est combiné pour faire de l’Italie le lieu  originel de la Renaissance. Un véritable modèle italien s’est également construit à partir de la littérature consacrée à la civilité qui soulignait l’importance de la maîtrise d’un certain art de la conversation. Une  discipline sociale particulière a été imaginé à partir de cette époque, qui proposait des formes d’éducation renouvelées, une nouvelle idée de  l’amour, forgée à partir des traductions et des commentaires de Platon  par Marsile Ficin et Léon l’Hébreu, et un modèle de relations hommes femmes reposant sur le dialogue et le respect mutuel.

L’Italie n’était pas isolée : savants et artistes circulaient dans toute  l’Europe. Le Livre du courtisan de Castiglione, traduit en espagnol, en  français, en anglais, en allemand et en latin, devint très vite un best seller européen : l’Europe, d’une certaine façon, était celle des lecteurs  de Castiglione. Tous les lettrés connaissaient Érasme, et son édition du  Nouveau Testament circula aussi dans toute l’Europe. Le latin  constituait une langue européenne, support d’une culture commune saturée de références antiques, qui se pensait comme universelle. La  noblesse espagnole voyageait en Italie et engageait des architectes  italiens pour construire ses palais (Casa de Pilatos à Séville).

La dignité des langues vernaculaires était néanmoins défendue avec  une force nouvelle. Les premières grammaires espagnoles (Nebrija,  Villalón), tout comme la traduction allemande du Nouveau Testament par Luther jouèrent un rôle essentiel dans la construction des cultures  hispanique et germanique modernes. La tension entre cultures  nationales et culture universelle (romaine) se faisait jour, car la  translatio studii rencontra immédiatement la translatio imperii.

Les nouvelles du Nouveau Monde suscitaient un intérêt considérable,  même si, il faut le souligner, ce furent les récits de voyages en Orient  (Jérusalem) qui connurent le plus d’éditions au XVIe siècle.  Globalement, la prise de conscience de la diversité du monde fut un  effet essentiel des voyages ultra-marins et du développement des échanges, la connaissance du Nouveau Monde provoquant une  projection de l’Europe en dehors de ses frontières naturelles, mais aussi  en retour une intégration matérielle et symbolique du Nouveau Monde  par l’Ancien.

Axe 2 : Un champ de bataille européen

Le schisme luthérien reposait fondamentalement sur le rejet de  l’autorité pontificale et par conséquent sur un rejet d’une Italie vue  comme un repère de vampires suçant le sang des Allemands. Luther  incarnait-il la Contre-Renaissance ? On a pu le dire puisqu’il s’opposait  au libre-arbitre défendu par Érasme et à la concorde universelle un  temps prônée par Charles Quint. Le caractère lumineux de la  Renaissance ne doit pas cacher la dimension pessimiste de la culture du  XVIe siècle. Denis Crouzet a insisté sur ce caractère particulier de la  Renaissance. Époque de mélancolie (Dürer), la Renaissance le fut  certainement.

La guerre fut la compagne de la Renaissance, et Érasme n’a eu de  cesse de la dénoncer. Le sac de Rome (1527) fut l’un des événements  majeurs de l’époque, et il provoqua l’exil de nombreux artistes. C’en  était définitivement fini de l’atelier de Raphaël, ce véritable prince de la  Renaissance qui avait eu des funérailles somptueuses au Panthéon en  1520. La confrontation avec la puissance ottomane était également  structurante dans la politique européenne. Une autre Europe, sous  domination turque, était d’ailleurs en construction depuis le XVe siècle.

L’Europe fut enfin le lieu de guerres interconfessionnelles, dont la  Suisse et l’Empire furent les premiers théâtres. Les paix de Kappel et d’Augsbourg (1531, 1555) inventèrent des formes de coexistence  radicalement nouvelles. Les princes étaient dotés de droits (jus  reformandi), mais les sujets n’en étaient pas dépourvus (jus emigrandi).  En France, les édits de pacification, jusqu’à l’édit de Nantes (1598),  promurent des formes de vivre ensemble reposant sur une « tolérance  civile » permettant aux réformés d’exercer leur culte. Le statut des  minorités (expulsion des juifs ibériques ; création des ghettos italiens ;  conversion forcée des musulmans espagnols, puis expulsion des  morisques), l’Inquisition, l’ostracisation des descendants de convertis et  les modes de reconnaissance de l’altérité religieuse ou culturelle sont au  cœur des recherches des spécialistes de la Renaissance.

Deux grandes paix européennes marquent la fin de cette ère de  conflits (1648, 1659) à l’issue de laquelle s’est construite l’Europe  moderne. Toutes ces guerres ont fondamentalement remis en cause le  rêve de concorde des humanistes, tout en les contraignant à approfondir  leur réflexion sur l’homme, comme l’illustre la pensée inquiète d’un  Montaigne. Ce champ de bataille fut aussi celui des écrits et des  imprimés conditionnés à de nouveaux usages.

Axe 3 : Etats et sociétés européennes

De nouvelles pratiques de gouvernement et de nouvelles formes de  légitimation de l’autorité ont émergé dans ce contexte troublé. L’État  moderne reposait sur l’armée permanente et, sa compagne, la fiscalité,  mais aussi sur la construction d’une administration de plus en plus  structurée et sur l’acceptation des prélèvements et de la domination par

une « société politique » (Jean-Philippe Genêt) en train de se constituer  comme un acteur important de la vie des nations.

Les cours devinrent des lieux d’exaltation de l’autorité et les  cérémonies se multiplièrent pour donner à voir la puissance du Prince. La Renaissance fut le temps par excellence de la représentation. Ce fut  aussi un moment exceptionnel d’apparition sur la scène publique de  personnages féminins, tant aux Pays-Bas (gouvernantes), qu’en France  et en Espagne (régentes) ou en Angleterre et en Ecosse (reines).

Parallèlement, une grammaire de dénonciation de la tyrannie se  construisit, qui plongeait ses racines dans l’histoire et la philosophie  antiques. Aux Pays-Bas, l’affirmation religieuse se joignait à la  dénonciation d’un prince jugé à la fois sanguinaire et étranger. Chose  peu courante, un nouvel État naquit à cette époque, les Provinces-Unies,  qui connurent un âge d’or dans la première moitié du XVIIe siècle.

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