Minorités chrétiennes
en Europe centrale et orientale
–
Francine-Dominique LIECHTENHAN
&
Laurent TATARENKO
Présentation du projet
Après l’échec de l’Union de Florence (1439) entre Rome et le patriarcat de Constantinople, un regain d’intérêt pour les chrétiens orientaux à partir du pontificat de Grégoire XIII (1572-1585), a donné naissance à un nouveau modèle unioniste acceptant dans l’obédience pontificale plusieurs Églises orthodoxes locales, placées sous l’autorité de princes catholiques.
Au cours d’un long XVIIe siècle, la constitution de ce réseau uniate en Europe du Centre-Est et sur les marges des Balkans, depuis la Pologne-Lituanie (Union de Brest, 1595-1596) jusqu’aux chrétiens « de rite grec » de la côte dalmate (ralliement à Rome de l’évêque de Marča, 1611), en passant par Ruthènes du royaume de Hongrie (Union d’Užhorod,1646) et les Valaques de Transylvanie (Union d’Alba Iulia, 1697-1701), a posé explicitement le problème de la redéfinition des appartenances communautaires à l’intérieur d’un ensemble culturel commun, issu de la Slavia orthodoxa médiévale.
Ces évolutions, longtemps perçues à travers les ouvrages de controverse uniates et orthodoxes, dépassent les seuls aspects ecclésiologiques. En effet, l’introduction de nouveaux modes de régulation, entre normes romaines et usages locaux fondés sur une adaptation de l’héritage byzantin, débouchait sur la construction d’un savoir administratif et de pratiques disciplinaire originales. Celles-ci s’observent à la fois dans les sources locales (registres ecclésiastiques, décisions synodales, archives judiciaires, documentation fiscale etc.) et dans la correspondance des clergés uniates avec les différentes instances de la curie romaine (Archives apostoliques du Vatican, de la Propagande et du « Saint-Office »).
Sous l’effet de ces phénomènes qui ont alimenté la construction de nouvelles cultures confessionnelles dans les communautés catholiques orientales, l’uniatisme a pris la forme d’une question éminemment politique. Dans la République polono-lituanienne et dans les États des Habsbourg, territoires largement pluriconfessionnels, malgré l’influence du catholicisme post-tridentin, l’Union est devenue l’expression du loyalisme envers l’État.
Si cette démarche réciproque tentait de resituer les populations « de rite grec » dans les hiérarchies socio-politiques locales, elle constituait aussi un moyen pour les souverains de consolider et de gouverner des frontières soumises aux fréquents conflits militaires en promouvant la séparation entre leurs sujets de « de rite grec » et les orthodoxes de l’espace ottoman ou moscovite. De cette manière, les structures uniates s’ouvraient progressivement aux cultures profanes locales et acquéraient les traits de véritables Églises « nationales » malgré les différences rituelles avec l’Église latine dominante.
La fin du XVIIe siècle apparaît comme un moment de basculement dans les équilibres mouvants des communautés slaves orientales et de resserrement des appartenances confessionnelles autour des cadres politiques. Le passage à l’Union des trois derniers diocèses de la Couronne de Pologne entre 1691 et 1702 et du clergé orthodoxe de Transylvanie (1697-1701) témoignent de cette réduction drastique des interstices entre les confessions qui jusque-là laissaient encore une place suffisante pour une position d’« entre-deux ». Au XVIIIe siècle, ces reconfigurations juridictionnelles ont débouché sur une politisation de l’action ecclésiastique, exprimée par exemple dans la rhétorique patriotique énoncée dans les ouvrages imprimés sur les presses uniates des moines basiliens.
Il semble pertinent d’aborder ces questions sur les premières décennies de la présence européenne (1830-1870), avant les lois attribuant collectivement la citoyenneté française aux Juifs (1870) et à tous les Européens présents dans les décennies suivant cette loi. Enfin, à partir de la grande loi sur la nationalité de 1889, comment s’expriment les différences entre « néo-français » et « français d’origine » ?
Le resserrement des identités confessionnelles fut fatal aux uniates des territoires rattachés à la Russie par le traité de Paix éternelle de 1686. Les autorités locales orthodoxes des villes et villages de l’Hetmanat cosaque fustigeaient ces prêtres et moines « grecs-unis » plus cultivés et mieux organisés que leurs confrères non-unis. Leur situation devint de plus en plus précaire, parce que le pouvoir russe cherchait à obstruer le contact avec leur hiérarchie (l’épiscopat uniate et le nonce apostolique de Varsovie) ; les subventions diminuèrent, les livres liturgiques se raréfièrent et l’arrivée de l’aide en provenance de la Pologne ou du Saint-Siège fut entravée.
En Pologne-Lituanie, les élites uniates choisirent le passage au rite latin, souvent par opportunisme. La période 1725-1762 est encore mal connue, mais le règne de Catherine II, en particulier après les partages de la Pologne, entraîna une nette dégradation de la situation des uniates vivant sur le sol russe. Les destructions et les massacres furent commis sous les yeux des troupes russes (notamment durant la révolte des haïdamaks de 1768), sans qu’ils eurent ordre d’intervenir dans les règlements de compte locaux. Les nouvelles autorités firent tout pour reconduire ces « rebelles » vers le bercail orthodoxe, en provoquant des assassinats d’ecclésiastiques, des conversions forcées ou des mariages mixtes.
Pour Catherine, l’uniatisme représentait une entrave à son projet grec qui imaginait une division de la Méditerranée en zone latine, contrôlée par Vienne, et une aire orthodoxe constituée d’un empire « grec », Constantinople étant la capitale, et d’un royaume réunissant tous les « non-unis » des Balkans, la Dacie. La promotion de l’orthodoxie y jouissait d’une audience d’autant plus unanime que le pouvoir ottoman avait toujours réprimé toute tentative d’Union avec Rome. L’impératrice abandonna toutefois ce projet dans les années 1790. Or, la russification des populations uniates, perçues comme des traitres, repartit pour de bon et, le 12 février 1839, un oukase de Nicolas Ier promulgua le « retour » du clergé « grec uni » de Russie blanche et de Lituanie à l’Église orthodoxe.
Les uniates ruthènes passés sous l’autorité des Habsbourg après 1772 eurent un sort différent, car Vienne comprit leur rôle dans le rapprochement entre la papauté et les Églises orthodoxes. En 1776, l’impératrice ordonna de respecter les droits et les privilèges de l’Église ritus graeco-catholici accordés par le Saint-Siège. En 1783, Joseph fonda le séminaire général de L’viv pour y former les prêtres de toute la Galicie. En 1787, il y créa le Studium Ruthenium, qui fut l’un des lieux fondateurs de l’éveil national ukrainien – l’enseignement se faisant en cette langue – par la formation de prêtres garants des réalités locales et promoteurs d’une culture spécifique aux chrétiens « de rite grec » de ces territoires, à la croisée des traditions latines et orientales.
Une microhistoire de la politisation des populations slaves orientales, à travers l’action des institutions ecclésiastiques uniates est menée parallèlement, dans une perspective croisée, à une étude des ajustements entre les cultures confessionnelles latine et « catholique orientale » en fonction des fluctuations politiques. Selon la conjoncture, les pratiques s’adaptaient nécessairement à ces contextes singuliers, redéfinissant les frontières des communautés sous l’effet de la concurrence, du rejet ou du mimétisme.