Les réformes liturgiques catholiques
en Bohême et en Europe centrale
à l’époque moderne

Nicolas RICHARD


Résumés

Cette enquête se veut à la croisée entre histoire savante, histoire du catholicisme, histoire de la théologie et du droit canon, construction des identités politiques et anthropologie. Le cas praguois est éloquent puisqu’on passe d’une liturgie médiévale qui se maintient très avant dans le XVIIe siècle à une liturgie romanisée, lente à s’implanter, et qu’on tente de dé-romaniser dès le XVIIIe siècle, pour des raisons qui ne semblent pas être comme en France le philo-jansénisme, ni même, comme plus tard, le joséphisme. L’objet de cette étude est de voir comment, en réformant leurs normes liturgiques, les diocèses de Bohême mais aussi de Moravie, Silésie, et plus largement d’Europe centrale expriment leur identité propre, notamment politique, au sein de l’entité universelle et centralisée qu’est l’Église romaine et de l’Europe centrale. Il y a là une forte dimension comparative, et de circulation culturelle, à l’échelle centre-européenne, de modèles artistiques, mais aussi d’idées théologico-politiques, souvent d’origine italienne.

This inquiry intends to be at the crossroads of erudite history, history of Roman Catholicism, history of theology and of Canon Law, the making of national identities and historical anthropology. The case of the archbishopric of Prague is very symptomatic: the medieval liturgy remained for very long time up to the 17th century, when a romanized liturgy tried to supplant it, with many difficulties; from the 18th century on, efforts to de-romanize this liturgy became apparent, for reasons that are far from – unlike in France – philo-jansenism, Gallicanism or early Josephinism. The aim of this study is to understand how, reforming their liturgical formulars, dioceses of Bohemia, but also dioceses of Moravia, Silesia, and other parts of central Europe, expressed their own identities – especially political identities – in the universalist and centralized entity of the Roman Church and in this regional area. The problem has an important comparative aspect, and also deals with cultural flows of artistic models as well as theological-political theories in central Europe.


Présentation du projet

Il est bien entendu que les fastes liturgiques sont d’un puissant recours pour comprendre la représentation qu’une société se fait d’elle-même, de sa composition et de sa place dans l’univers. Il ne faut pas cependant que l’historien s’en tienne là. La liturgie en effet, autant qu’une pratique, est une science, qui a une place aussi importante que sous-estimée dans le paysage intellectuel de la première modernité européenne. L’historiographie française, peut-être parce qu’elle assistait, dans l’Occident du second XXe siècle, à une résurgence des querelles liturgiques, est devenue particulièrement sensible à cet aspect de la vie des sociétés entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Il n’en est pas toujours allé de même du reste de l’Europe, et particulièrement de l’Europe centrale, où l’histoire de la science liturgique est, par endroits, moins largement développée. Or elle fournirait un point d’observation particulièrement bien situé pour voir les rapports complexes qui y lient vie intellectuelle et vie religieuse, universalité romaine et attachement à la Bohemia Sacra.

On passe en effet, sans que nul n’y ait prêté attention, d’une liturgie médiévale, restée plus ou moins fidèle, jusqu’à la guerre de Trente ans, aux us de la période pré-hussite, à une liturgie fermement greffée sur le tronc tridentin, mais dont la mise en pratique, au XVIIe, rend compte de toutes les ambiguïtés du rapport de la Bohême fraîchement convertie à l’universalisme romain. Travail long, difficile, contrarié, mais finalement réussi que cette réforme liturgique qui aboutit pourtant, au cours du XVIIIe, à un retournement total : l’archevêque de Prague refait publier le bréviaire du XVIe siècle, que ses prédécesseurs avaient mis un siècle à faire disparaître. Toute cette évolution, qui n’est pas sans rappeler ce qui se passe dans le reste de l’Europe, s’accompagne d’une ample littérature théologique, polémique ou normative qui n’a fait jusqu’ici l’objet d’aucune étude monographique ou systématique. Les discussions de cette littérature, si elles sont avant tout savantes, ont, plus que toutes autres, des considérables répercussions dans la vie de la société bohême dans son ensemble. Ce n’est pas simplement le clerc dans son cabinet qui rédige la supplique au pape pour obtenir l’inscription de saint Venceslas au canon romain : c’est le paroissien de Bohême qui suit les modifications et les commente, c’est le curé de campagne qui les expose, c’est le chantre qui les met en œuvre.

Étudier l’évolution de la liturgie dans la Bohême baroque, c’est donc bien envisager comment, entre le milieu du XVIe et le milieu du XVIIIe siècle, les élites mais aussi la masse de la population évolue dans sa vision du monde, de son pays et de Dieu.

Examiner dans cette optique l’histoire de la liturgie en Bohême rend nécessaire, nous semble-t-il, de varier les échelles d’analyse. Pour bien mesurer la traduction dans la réalité des prescriptions liturgiques, ainsi que leur impact sur la vie de la masse de la population, des recherches approfondies paraissent indiquées. Elles devront viser à atteindre une vision nette de la vie liturgique et des pratiques concrètes dans les paroisses et les églises de Bohême entre Renaissance et XVIIIe siècle. Le second niveau d’analyse est celui du monde savant local, qui est à l’origine des réformes liturgiques, et qui en développe les implications, dans les sermons, les hagiographies, les ouvrages de dévotion et les traités divers. Ce que nous voudrions faire à ce niveau serait, suivant un sillon déjà labouré par Bruno Neveu et son école, d’étudier l’érudition ecclésiastique de la Bohême catholique d’entre l’époque post-hussite et le temps des Lumières.

Or, pour entrer dans ce monde savant local, la clé liturgique nous paraît particulièrement adaptée, car elle est à la fois spécifiquement « bohême », et au centre des évolutions religieuses du pays. Cependant, pour ne pas tomber dans le solipsisme d’une certaine historiographie nationale de la première république et de l’époque socialiste, il est nécessaire de ne pas s’en tenir là : un troisième niveau d’analyse est nécessaire, et correspond à la catholicité entière, voire à la chrétienté. En effet, l’histoire liturgique propre à la Bohême ne prend son sens que dans ses rapports avec Rome tout d’abord, mais aussi avec les pays voisins, en particulier les diocèses proches d’Olomouc et de Breslau, mais aussi ceux des Autriches, elles aussi Habsbourg, et ceux de la Rzeczpospolita polono-lituanienne qui ont fourni à la Bohême catholique une partie de ses cadres religieux, de ses modèles intellectuels et de ses prescriptions liturgiques.

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