Les interactions dans l’histoire des paix diocésaines
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Dominique BARTHÉLEMY
Résumé
Il s’agit de mener une enquête exhaustive dans les sources et l’historiographie de la paix diocésaine et de la trêve de Dieu, donc entre 989 et 1263, et de progresser à la fois dans l’établissement et la compréhension des textes et dans l’analyse historique. La notion clé est ici celle d’entreprise : elle repose sur une étude d’interactions et je la substitue au concept flou et en partie trompeur de « mouvement de paix ». L’objectif est la rédaction d’un livre de référence.
Présentation du projet
Le « mouvement de la paix de Dieu » fait souvent rêver les historiens médiévistes, depuis le XVIIe siècle : il les stimule, il les égare parfois. Ils recherchent et étudient avec patience et probité les sources de son histoire et ils tentent de l’articuler à ce qu’ils savent ou croient savoir de la France chrétienne et féodale et de ses abords, et cependant ils se sont souvent laissé aller à l’ajuster à leurs démonstrations et grands récits, aux attentes de leurs publics. Il y a donc lieu de développer ici une histoire critique, partant de la confrontation entre les documents et ce qu’en a fait l’historiographie, pour mieux relire les premiers et élaguer puis tenter d’enrichir la seconde. Commençons par bien définir l’objet de l’étude.
Il a existé, au moins entre 989 et 1263, à certaines périodes et en certains diocèses d’Aquitaine, de Catalogne, de France et, dans une moindre mesure de Lorraine, d’Allemagne, de Provence et d’Italie, une législation appuyée sur une institution diocésaine du même nom : on y jurait devant son évêque ou son curé d’observer « la paix » (ou « pacte commun ») comme de suivre « la paix » (ou « commune »), durant quelques années (le plus souvent un lustre). Cette législation, mais disons plutôt ce code, prescrit un certain nombre de sauvegardes, au bénéfice de lieux, de biens et de personnes contre une violence que nous pouvons appeler féodale. À partir de 1033, elle est régulièrement (mais non toujours) escortée par une loi de trêve de Dieu (ou « paix de Dieu »), qui interdit à tout le monde contre toutes sortes de violences durant des temps ou des jours saints. Le serment et la promulgation ne se font normalement pas sans l’aval du comte, s’il s’en trouve un, et parfois même celui-ci, ou un duc, ou un roi, s’en donne même pour l’auteur, au-dessus des évêques d’une province, de l’évêque d’un diocèse. On peut tout de même se passer de comte ou prince, pour une « paix et trêve de Dieu », alors qu’elle est impensable sans l’évêque, auquel l’initiative revient le plus souvent et qui mobilise son clergé pour l’entreprise de paix, soutenue par ses collègues.
Les traces de ces législations et de l’institution de paix diocésaine sont très éparses et souvent brouillées. De nombreuses générations d’historiens se sont attelées à un travail de repérage, d’indentification, et à une recherche des liaisons entre elles. On peut toujours apporter à cela quelques améliorations, avec des retouches ou des compléments, le résultat restera toujours partiel et, en divers points, justiciable d’un débat. Il n’est pas interdit toutefois d’en tenter aussi l’analyse historique.
Pareille législation, protectrice des églises et des pauvres contre des puissants, répondait à un idéal chrétien de justice, encore plus probablement que de paix, et dérangeait la société féodale en quelque manière. Dès 989, le code de paix diocésaine contenu dans la charte de Charroux cible avec précision les rapines de la guerre féodale, qu’on peut soupçonner d’être en réalité l’un de ses buts principaux. Cette guerre même se présente comme une forme de vengeance, selon un principe que le christianisme ne peut admettre sans réserve, mais qu’il n’a pourtant alors, cinq ou six siècles après la conversion de ces régions, pas pu ou pas voulu déraciner.
Qu’est-ce qui pousse l’Église à s’insurger soudain contre cela, tout près de l’année 1000 ? Et pourquoi le fait-elle alors sous cette forme spécifique ? Nous pouvons poser ces questions de manière globale, ou plus spécifiquement en recherchant à chaque apparition d’une paix diocésaine et d’une trêve de Dieu dans un lieu et un moment donnés les raisons qui en rendent l’essai possible ou nécessaire, et plus ou moins réussi. Nous pouvons détecter ici et là des traces de controverse et de lutte, des tensions avec l’environnement social et moral, soit en confrontant des statuts de paix que nous avons avec d’autres documents, soit en observant, dans la série des statuts de paix, la variation des clauses. De quoi risquer quelques hypothèses sur l’évolution et l’impact de l’institution de paix diocésaine, au fil des presque trois siècles de son histoire.
Le repérage de ses cheminements relève d’un travail d’érudition dont certes le progrès n’est pas tout à fait linéaire, mais dont l’amélioration tendancielle, depuis le XVIIe siècle, ne fait guère de doute : des documents nouveaux sont régulièrement repérés (trois pièces importantes déjà pour le XXIe siècle), des datations et attributions sont revues, des textes sont améliorés et leur sens technique éclairci, des filiations enfin sont reconstituées. De tout cela, la présente étude sera un bilan d’étape pour le demi-siècle écoulé, depuis 1965 (Hartmut Hoffmann), tout en apportant aussi des contributions nouvelles.
Les analyses historiques, en revanche, peuvent connaître de grands aléas. Celles dudit demi-siècle, par exemple, n’ont pas forcément brillé par leur pertinence. Elles ont souvent été trop hâtives, sous la pression d’un productivisme contre-productif qui oblige les historiens à aller vite en besogne, à être à la fois percutants d’apparence (pas toujours à bon escient) et, dans le fond, paradigmatiquement corrects, ou par suite de leur méconnaissance croissante du latin, de l’allemand, voire même du français. Il a été fait néanmoins un usage croissant et souvent suggestif des sciences sociales (sociologie et anthropologie) et le culte des saints morts à reliques, comme la résolution des conflits par un système de vengeance sont apparu sous un jour nouveau, dans des travaux dont mon enquête et ma réflexion se sont nourries.
La paix et trêve de Dieu n’est pas un sujet pour débutants. Il concentre à peu près toutes les difficultés possibles de l’histoire médiévale. J’y ai travaillé pendant vingt-cinq ans, non certes exclusivement mais très constamment, en un parcours dont témoignent un livre et plusieurs articles, et qui a comporté plusieurs étapes successives de critique constructive. Il a commencé au cœur des ténèbres, dans l’horreur historiographique des années 1990, par une déconnexion de « la paix de Dieu », du récit modèle de mutation féodale de l’an mil et du millénarisme (1997). Il s’est poursuivi, par Sturm und Drang, dans un livre de 1999 conçu comme une grande fresque de l’Aquitaine et de la France de l’an mil, avec « la paix de Dieu » comme l’un des fils rouges ; la préparation de ce livre a fait progresser ma relecture des dossiers de la période 989-1060, il m’a rendu attentif aux éléments institutionnels révélés par la charte de Poitiers et le serment de Vienne, il affuté mon intérêt pour les récits hagiographiques d’incidents, pour les controverses sophistiquées des nordistes, et pour tout ce que l’on peut apprendre, hors des dossiers de conciles de paix, sur les prélats qui les ont organisés ou fréquentés.
Mon livre de 1999 était toutefois un peu prématuré, et le plus important est ce qui est advenu ensuite, dans son sillage. En améliorant mon analyse de la guerre féodale (Que j’appelais d‘abord « faide chevaleresque »), j’ai pu dès 2001 restituer au code de paix diocésaine son mordant antiféodal, et dans la foulée, mieux percevoir le décalage entre paix diocésaine et trêve de Dieu. Prenant dès lors un intérêt croissant à la deuxième période (1060-1130), je me suis vivement intéressé aux osts d’une paix qui m’apparaissait de plus en plus martiale (2009) et dont le nom même de « commune » appelait la réflexion sur le passage à la commune urbaine et profane (2014). Quant à la période des relances méridionale, j’étais en train de trouver du neuf sur les textes gascons (notamment le mandement contre les mercenaires) et leur relation avec la confrérie capuchonnée du Puy-en-Velay, lorsque Nicolas Ruffini-Ronzani, fortuitement, découvrit en 2018 les statuts toulousains de 1163 dans les papiers d’Arthur Giry, déposés à l’École pratique des hautes-études : j’ai été transporté d’enthousiasme et passionné par le travail d’édition, en collaboration avec lui, et de commentaire.
Régulièrement, le livre de Hartmut Hoffmann, Gottesfrieden und Treuga Dei, en date de 1964, m’a guidé et servi de référence (très rarement de repoussoir). Essentiellement consacré au travail de repérage, il est d’une érudition magnifique et d’une sûreté de jugement exceptionnelle. Il n’esquive pas pour autant toute analyse historique, et les vues exposées dans l’introduction et dans la conclusion, ainsi que dans des pages sur les Pax-Milizen ou les lettres d’Yves de Chartres, me paraissent, elles aussi, très convaincantes. Cette analyse demeure toutefois limitée, du fait que Hartmut Hoffmann n’a pas étudié toute l’histoire des clauses sur les sauvegardes, procédures et charges dans le détail –ce qui lui dérobe aussi la vue de certaines filiations (ainsi, de la charte du Puy au serment de Vienne et à la charte de Vic d’Ausone de 1033). Projetée ici, cette étude permettra d’aller plus loin dans l’analyse institutionnelle, ce à quoi aidera aussi une critique historiographique radicale, c’est-à-dire à la racine.
Je poursuivrai l’étude des cheminements des législations et de l’institution de paix, en examinant les dossiers dans leur succession chronologique et leur ordre logique les plus stricts possibles (ces deux impératifs pouvant se contredire par instants), de manière à ce que cela esquisse l’histoire des entreprises successives de paix diocésaines et de trêves de Dieu, avec tout ce qu’elles impliquent d‘interactions entre évêques, seigneurs et fidèles des diocèses concernés.