Les cultures matérielles
dans l’Italie de la première Renaissance

Elisabeth CROUZET-PAVAN


Résumé

L’Italie a-t-elle vu naître au XVe siècle une nouvelle culture de la consommation ? Les inventaires après décès ou les sources iconographiques font, dans les intérieurs des plus riches, apparaître alors un monde d’objets. Cette nouvelle culture matérielle fut-elle réservée à des élites qui découvraient le goût des choses et le plaisir du luxe ? Le but de cette enquête est de préciser la chronologie de ces mutations et d’apprécier leur ampleur et leur diffusion. On s’intéressera à la consommation des familles seigneuriales, du clergé, des aristocraties et bourgeoisies urbaines, des paysanneries aisées pour mettre en évidence une chronologie, des évolutions, des écarts et des retards. Les acteurs, masculins, féminins, retiendront l’attention autant que les groupes sociaux.

On considérera les biens luxueux mais aussi les « petites choses » et le marché de l’occasion. On analysera la maison, le mobilier, la table, le vêtement comme les livres, les cartes à jouer, les bijoux, les produits du commerce lointain et les objets fabriqués au plus près, dans leur grande diversité. Le système de représentations (le goût, les processus de distinction et d’imitation sociales, le paraître…) sera interrogé afin de tenter de comprendre comment se constituèrent et se diffusèrent une nouvelle culture de la consommation, ainsi que l’imaginaire positif ou négatif qui put lui être attaché. L’exemple italien sera confronté à d’autres expériences européennes.


Présentation du projet

Depuis quatre décennies, avec la formation d’une histoire anglo-saxonne de la consommation, les réflexions sur ce thème se sont multipliées et elles ont proposé une autre histoire de la culture matérielle. Par un effet en retour bien connu, à mesure que la consommation de masse tendait à devenir une pratique holiste, économistes, sociologues, historiens ont entrepris de retracer l’histoire de ce processus qui avait conduit l’être humain à acquérir toujours plus de biens. Une histoire, souvent menée dans une perspective fortement évolutionniste, a été de la sorte écrite à laquelle il faut reconnaître le mérite d’avoir historicisé le phénomène de la consommation sans plus le considérer comme le produit, quasi réifié, de la société industrielle. Les historiens ont en effet cherché à déterminer, selon une lecture plutôt économique, quand et où était née une nouvelle consommation.

Un temps, les choses furent claires. La révolution de la consommation, antérieure donc à celle de la production, aurait en premier lieu opéré dans l’Angleterre du XVIIIe siècle. Puis la géographie et la chronologie ont bougé et le monde matériel des Pays-Bas à l’âge préindustriel a imposé ses évidences. Enfin, cette quête des origines a conduit à tout faire commencer dans l’Italie de la Renaissance. En 1993, paraissait l’ouvrage de Richard Goldthwaite. Au centre de la démonstration, une thèse : les Italiens des XVe et XVIe siècles avaient les premiers mis en œuvre une consommation de type moderne satisfaisant un plaisir esthétique plutôt que des appétits « naturels ».

Dans la lignée des réflexions de l’anthropologue de l’économie Daniel Miller, et retournant l’interprétation qui avait longtemps vu dans les triomphes de l’art et de l’architecture les effets d’une dépression économique annonçant une pétrification des ressources, il soulignait que l’Italie avait été le théâtre d’une véritable explosion d’un marché de l’art dont la principale raison aurait été à chercher du côté de la consommation. Une nouvelle attitude face aux biens durables avait bouleversé la culture matérielle à mesure que se développait un goût pour la possession d’objets qui n’existaient pas auparavant. Une dynamique capitale pour le rebond économique italien, grâce à ce levier de la demande, avait été lancée. Mais, plus largement, l’arrivée des Italiens dans le monde des choses avait inauguré les temps modernes, ce qui était, après Burckhardt, une autre façon de dire que l’Italie de la Renaissance avait été le lieu de naissance du monde moderne.

Depuis lors, au gré d’études décrivant à Venise ou à Florence une profusion d’objets désirables et précieux et un nouveau désir de les acquérir, cette lecture s’est imposée. Il s’agit dans ce projet de la reprendre, voire de la critiquer en menant l’enquête au plus près des sources et en raisonnant autour de corpus de données. L’enquête cherche à répondre à une série des questions Quelles sources faut-il retenir pour mener de telles investigations ? Que penser de l’historiographie à disposition sur l’histoire longue de la consommation ? Quels sont les obstacles méthodologiques ? Quels sont les groupes sociaux à avoir adopté en premier lieu ces « nouvelles habitudes de consommation » ? Quelle est la diffusion sociale de ces phénomènes ? Quels critères retenir pour la mesurer ? Quels sont les effets de cette demande de nouveaux biens sur l’appareil productif italien ? Quelle est la typologie d’objets concernée ? Peut-on établir des échelles de prix ? Quels registres d’explication faut-il mobiliser pour expliquer comment s’impose ce nouvel univers des choses ? Quelles remises en cause ce dernier a-t’-il suscité ?

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