Le Registre des calenges du bailli d’Arras
1362-1376
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Romain TELLIEZ
Artois Presses Université,
Arras, à paraître en 2021
Résumé
Le Registre des calenges du bailli d’Arras, peu connu des historiens, intéresse non seulement l’histoire locale mais aussi celle de la justice, dans sa déclinaison criminelle et municipale. Il enregistre les poursuites pénales faites par la justice échevinale sur la saisine (calenge) du bailli d’Arras pendant une quinzaine d’années, soit environ cent soixante-dix causes pour lesquelles sont indiqués, avec l’identité des personnes poursuivies, un résumé des faits plus ou moins détaillé – des vols pour plus de la moitié des cas, des homicides pour un tiers – avec le mode de défense adopté, et deux fois sur trois les dépositions de plusieurs témoins. Vient enfin la sentence, qui est une fois sur deux l’absolution, le reste du temps le bannissement ou la peine de mort, exceptionnellement une peine pécuniaire ou corporelle. Enfin sont énumérés les noms des échevins qui ont rendu le verdict.
S’il ne garde mémoire que des affaires soumises aux échevins par le bailli, qui ne représentent vraisemblablement qu’une faible part des causes criminelles jugées en ville, le Registre est une source précieuse pour l’histoire du corps de ville et de ses attributions mais surtout en tant que source homogène et sérielle pour l’histoire des comportements criminels et de leur répression.
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The Calenges Register of the bailiff of Arras, little known to historians, deals not only with local history but also with the history of justice, in its criminal and municipal form. It records the criminal prosecutions made by the aldermen’s justice on the referral (calenge) of the bailiff of Arras for fifteen years. This means about one hundred and seventy causes for which are indicated, with the identity of the persons prosecuted, a more or less detailed summary of the facts – thefts for more than half of the cases, homicides for a third – with the defense adopted, and the depositions of several witnesses for two out of three cases. Finally comes the sentence, which is half the time for absolution, the rest of the time banishment or the death penalty, exceptionally a monetary or corporal punishment. Finally, the names of the aldermen who made the verdict are listed.
If it only remembers cases submitted to the aldermen by the bailiff, which represent only a small part of the criminal cases tried in the whole town, the Register is an important document for the history of the town and the aldermen’s attributions, but also as a homogeneous and serial source for the history of criminal behavior and its repression.
Présentation du projet
Le Registre des calenges du bailli d’Arras a peu suscité l’attention des historiens. Son contenu est pourtant digne d’un intérêt certain, non seulement pour l’histoire d’Arras mais aussi pour celle de la justice médiévale, et d’autant plus qu’on a conservé peu de sources d’archives concernant les justices criminelles municipales pour la France du Moyen Âge.
C’est un petit registre de 123 feuillets de papier, peu soigné, qui garde mémoire des poursuites pénales faites par la justice échevinale sur la saisine (calenge) du bailli d’Arras ou de son lieutenant, du 26 janvier 1362 au 4 novembre 1376. Chacune de ces cent soixante-dix causes, assez régulièrement réparties dans le temps, fait l’objet d’un développement donnant l’identité des personnes poursuivies, un exposé plus ou moins détaillé des faits incriminés – plus de la moitié sont des vols, environ un tiers sont des homicides – ainsi que le mode de défense adopté : aveu, déni, invocation de la légitime défense qui donne lieu à une « contreplainte » dirigée contre la victime. Les dépositions de quelques témoins, généralement succinctes, sont enregistrées pour les deux tiers des affaires environ. Vient enfin la sentence des échevins, qui est une fois sur deux l’absolution, le reste du temps le bannissement ou la peine de mort, exceptionnellement une peine pécuniaire ou corporelle. En dernier lieu sont énumérés les noms des échevins qui ont rendu le verdict. Certains feuillets portent, en marge, de petits dessins illustrant les peines infligées : gibet pour les pendaisons, pelle pour l’enfouissement des femmes, balai pour le bannissement.
Il est difficile de dire quelle était la place exacte du Registre parmi les autres documents, témoignages de la même activité judiciaire, dont aucun n’a été conservé mais dont nous connaissons l’existence par les nombreuses allusions qui y sont faites. Le Registre ne prend de toute façon en compte que les affaires soumises aux échevins par le bailli, qui ne représentent manifestement qu’une faible part des causes criminelles jugées par les échevins.
L’apport du Registre à la prosopographie des agents du pouvoir est spectaculaire. Outre les baillis et leurs lieutenants, sont énumérés les noms des échevins ayant rendu chaque verdict, au nombre de soixante-treize pour l’ensemble du document, à raison de sept à dix noms pour chaque jugement ; la plupart sont des hommes connus pour avoir été plusieurs fois échevins ou font partie des lignages les plus en vue d’Arras. Les rapports politiques qu’entretient le pouvoir comtal avec les échevins, et même avec les propres officiers du comté, n’apparaissent d’ailleurs pas toujours excellents. En revanche, le Registre ne conserve aucun indice de conflits entre les juridictions échevinale et comtale, ni d’hostilité de principe au respect du for ecclésiastique de la part des échevins.
La procédure suivie par le tribunal échevinal en matière criminelle peut être déduite du compte rendu des procès, même s’ils ne nous renseignent pas sur toutes les phases de la procédure se déroulant en-dehors du tribunal échevinal. Celui-ci ne siège pas toujours à la halle échevinale mais souvent à l’extérieur, en divers lieux de la ville, et sa procédure semble assez sommaire puisque l’ensemble des opérations, de la calenge à l’énoncé du verdict, peut être conduit en quelques jours voire en une seule journée
Pleinement inquisitoire, elle s’ouvre par la calenge, accusation officielle remise par écrit au nom du bailli et qui fait vraisemblablement suite à une information préalable ; y répond éventuellement la contreplainte de l’accusé lorsque celui-ci reconnaît les faits mais invoque la légitime défense. Les échevins interrogent ensuite les témoins, qui déposent sous serment. La preuve par témoins est d’ailleurs le seul mode probatoire mentionné par le Registre, la torture judiciaire n’apparaissant ici à aucun moment. Les dépositions sont ensuite enregistrées, de manière plus ou moins résumée et en nombre souvent restreint à cinq ou six. En cas de doute sur un point de droit, les échevins consultent comme à chef de sens les gens du roi à Arras même, à Amiens ou à Paris ; leur principale préoccupation est alors visiblement de ne pas amoindrir leur juridiction par un acte inconsidéré. Les sentences des échevins, sans possibilité d’appel semble-t-il, sont entérinées par le bailli d’Arras auquel on remet les condamnés pour exécution.
Le rythme des calenges du tribunal échevinal est assez sporadique mais leur nombre annuel finalement assez constant, entre sept et dix-huit par ans, le tribunal semblant ne se réunir qu’en fonction des besoins de l’actualité criminelle.
Quel tableau de la criminalité urbaine le Registre permet-il de brosser ? Les actes poursuivis ont presque toujours eu lieu à l’intérieur de la ville, alors que de nombreux justiciables viennent des bourgs de l’Artois ou des environs, dont la ville est l’horizon naturel. Plus de 40 % des affaires concernent des vols, le plus souvent d’objets quotidiens ayant une faible valeur. Les femmes représentent un gros tiers des personnes poursuivies pour vol, soit moins d’un justiciable sur cinq au total.
Un peu plus du tiers des incriminations sont des homicides, dont l’intention meurtrière est néanmoins très rare : il s’agit le plus souvent d’actes de légitime défense ou de coups échangés lors d’une rixe, sans volonté de tuer. Rares sont les meurtres, presque toujours crapuleux, ainsi que les infanticides et les suicides. Tous ces crimes sont néanmoins passibles de mort, sentence prononcée par les échevins une fois sur quatre pour les vols, une fois sur huit pour les homicides. L’homicide est en effet facilement pardonné en cas de légitime défense, ou sanctionné par le bannissement lorsque le coupable est introuvable en ville. Les autres types d’incrimination sont bien plus rares, voire anecdotiques : violences inter-individuelles, affaires de faux-monnayage, contrefaçon et autres escroqueries.
Les sentences du tribunal échevinal ne sont jamais motivées, même par l’invocation de la coutume, et l’issue du procès demeure inconnue une fois sur dix. Les accusés sont relaxés plus d’une fois sur deux, faute de charges. Bannissement et peine de mort sont prononcés une fois sur cinq environ. Le bannissement perpétuel concerne surtout les criminels en fuite, le bannissement temporaire – le plus souvent pour vingt ans et vingt jours – ceux qui se trouvent encore aux mains de la justice. Voleurs et meurtriers sont condamnés à mort plus d’une fois sur deux, par pendaison pour les hommes et par enfouissement pour les femmes. L’ensemble représente en tout vingt-huit sentences de mort en quinze ans, dont la plupart infligées à des non-récidivistes pour des vols d’objets sans grande valeur, ce qui tend à confirmer l’hypothèse d’une place importante de la peine de mort dans l’arsenal répressif médiéval.