Le pouvoir royal et les villes à la fin du Moyen Âge :
De la contestation à la construction de l’obligation politique
Adrien Carbonnet
Le paradigme de l’« accord parfait », issu des travaux de Bernard Chevalier datant des années 1980 a fortement marqué l’historiographie urbaine française. Ce paradigme présuppose que les relations entre le roi de France et ses villes ont été iréniques entre les années 1440 et 1540. L’étude des révoltes du règne de Louis XI (Louis XI et les villes en révoltes, Classiques Garnier, 2023) a conduit à remettre en cause ce modèle : le conflit existe entre le roi et les villes mais il tend à être masqué par des sources qui minorent la contestation au profit d’un discours de concorde.
Résumé
Derrière le discours de l’obéissance à l’autorité souveraine, qui tend à s’imposer à la fin du Moyen Âge, se trouve la question de la nature de l’obligation politique, qui repose sur la notion de consentement. Ce consentement est au cœur d’un dialogue entre le pouvoir souverain et les villes, sur lequel il convient de s’interroger car il est souvent réduit à des échanges de lettres, des ambassades et à de la communication symbolique. Ce dialogue, qui passe par des discours et des pratiques, n’est pas un échange entre deux interlocuteurs égaux. Les sources ne transmettent souvent qu’une parole, celle du pouvoir en place, les voix discordantes étant étouffées. Par ailleurs, ce dialogue n’est pas établi entre des interlocuteurs d’égale nature ; la ville n’est pas un monolithe et doit avant tout être envisagée comme une communauté d’habitants où les opinions peuvent être divergentes. Il s’agit donc de décentrer le regard, en mettant avant tout en valeur les identités politiques des citadins face à un pouvoir souverain qui s’affirme, se sacralise et exige l’obéissance.
Occupation de Cambrai par Louis XI (1477), BM Douai, ms. 1110, f°316v°.
Présentation du projet
Le projet consiste à révéler tout le spectre des formes de contestations et de conflictualité qui existent entre le roi et ses villes à la fin du Moyen Âge dans l’espace français, en ne se limitant pas à la révolte ouverte contre le prince. La contestation peut prendre de multiples aspects avant de devenir émeute : injures, graffitis, refus d’obéir, etc… Autant de pratiques qui permettent à l’individu, inscrit dans une communauté, d’exprimer une contestation. Cette étude des pratiques de la contestation ordinaire – là où la révolte relève de l’extraordinaire – permet de s’interroger sur la nature du lien politique entre le roi et les habitants des villes et sur la question du dialogue entre le souverain et la ville, qui a fait l’objet d’une communication à Tours en octobre 2023, lors du colloque consacré au 600e anniversaire de la naissance de Louis XI (Louis XI, les dialogues d’un prince).
Plusieurs pistes de recherche se dégagent :
– Il s’agit d’abord de mener une vaste enquête sur les formes de contestations et de conflits entre le roi de France et les communautés urbaines. Cette recherche des diverses formes de conflictualité s’appuie sur des sources archivistiques, municipales notamment. Les comptabilités, les registres de délibérations et les papiers de la justice urbaine renferment de précieux indices permettant de mesurer les contestations du pouvoir au quotidien. Ainsi, des recherches dans les archives judiciaires de la ville de Dijon ont permis de relever des formes diverses de contestation qui feront l’objet de prochaines publications. Dans cette ville, l’opposition au roi peut passer par la rumeur ou par la contestation de figures du pouvoir royal mineures comme le prévôt, figure relativement peu étudiée par l’historiographie. Le cas dijonnais révèle que les habitants de la ville peuvent émettre un discours critique du pouvoir plus ou moins argumenté et plus ou moins partagé au sein de la communauté municipale qui est loin d’être monolithique.
Archives départementales de la Côte d’Or, BII360/15, instruction du 13 mars 1491 au sujet de l’affaire Petit Jehan Bernardon pour une rumeur sur Charles VIII (1487)
Cette enquête sur les diverses formes du discours de la contestation s’accompagnera de nouveaux dépouillements d’archives, ciblés sur des moments où le pouvoir royal est (ou apparaît) comme affaibli et où une parole et des pratiques contestataires, peuvent, plus librement, s’exprimer dans l’espace public. Les périodes de guerre civile au xve siècle (Praguerie, Ligue du Bien Public et Guerre folle) seront privilégiées, d’autant que la place des villes a pu y être minorée. Le rôle de Rouen pendant le Bien Public et la Guerre folle fera ainsi l’objet d’une étude, menée avec Anne Kucab, lors des rencontres de Cerisy de 2024.
– La mise en lumière de ces conflits permettra, dans un second temps, d’étudier les formes de résolution des conflits – qu’ils passent par la répression ou le pardon. Derrière les châtiments spectaculaires ou les formes officielles de l’expression de la grâce royale, comme les lettres de rémission ou d’abolition, il y a tout un ensemble de mécanismes et de stratégies qui révèlent les ressorts du dialogue entre le roi et ses villes. J’ai pu commencer à explorer cette piste lors d’un colloque organisé à Louvain-la-Neuve en 2021 et qui fera l’objet d’une publication dans la revue en ligne Criminocorpus.Les villes sont capables de négocier avec le roi après un conflit via des officiers royaux ou des concitoyens présents à la cour. L’étude des procédés de résolution des conflits conduira ainsi, plus largement, à analyser les ressorts de l’obligation politique : le roi pardonne en échange d’une reconnaissance de son autorité et de sa majesté souveraine, le pardon n’étant pas synonyme de la fin de la contestation. L’opposition au roi peut se poursuivre malgré la grâce, preuve que la rhétorique de l’obéissance au roi n’est pas systématiquement admise par les habitants des villes. L’étude des situations d’occupation militaire, s’appuyant notamment sur le projet d’édition des mémoires et journaux de Gérard Robert, moine de Saint-Vaast d’Arras, et de Philippe Blocquiel, abbé de Saint-Aubert de Cambrai, permettra d’éclairer ce point.
– Le questionnement sur la nature du lien politique mènera, enfin, à l’étude de la dimension sacrée du pouvoir royal. Le roi, à la fin du Moyen Âge, a de plus en plus tendance à qualifier la contestation de « rébellion et désobéissance ». Cette qualification, qui puise dans le droit romain et canonique, fait du roi un représentant de Dieu garant du bon ordre du royaume. Cette sacralisation du pouvoir royal – qui se poursuit à la fin des temps médiévaux – est une réponse apportée aux potentielles contestations, qui, elles, reposent sur une vision contractuelle de l’obligation politique.
Siège de Paris pendant la guerre du Bien Public. Mémoires de Philippe de Commynes, musée Dobrée, ms.18, f°19r° (Wikimedia commons).