Le Livre Rouge de l’échevinage d’Abbeville
fin du XIIIe siècle – 1516
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Romain TELLIEZ
Honoré Champion (coll. « Histoire et archives »),
Paris, 2020
Résumé
L’intérêt du Livre Rouge de l’échevinage d’Abbeville pour l’histoire de la ville et de sa région mais aussi pour l’étude des institutions et de la vie urbaine a été soulevé de longue date, à la suite d’Augustin Thierry dans son Recueil des monuments inédits de l’histoire du tiers état (t. 4). Ce recueil composite présente une grande variété d’intérêts documentaires. Il fut rédigé au fil des années par les clercs de l’échevinage, en moyen français fortement marqué par des influences picardes, entre 1280 environ et le début du XVIe siècle ; le XIVe siècle et le début du XVe siècle en sont toutefois les périodes privilégiées. Tantôt cartulaire urbain, tantôt recueil d’ordonnances municipales, tantôt registre aux causes criminelles, le Livre Rouge reflète les préoccupations mémorielles de l’échevinage.
Les neuf dixièmes de ses quelques 1390 articles sont des actes de juridiction criminelle (ouvertures d’instance, bannissements, condamnations, exécutions…) qui en font une source de premier ordre pour l’étude de la criminalité et de son traitement dans le cadre municipal. De nombreux extraits du Livre Rouge ont été livrés dans des publications érudites, mais il n’avait jamais fait l’objet d’une édition intégrale critique. Celle que nous proposons est accompagnée d’une introduction substantielle qui permet d’en comprendre la structure et le mode de rédaction ainsi que les diverses fonctions. Un index permet de répertorier les quelque quatre-mille noms de personnes et mille noms de lieux qu’il mentionne.
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The interest of the Red Book of the aldermen of Abbeville for the history of the city and its region but also for the study of institutions and urban life has been raised for a long time since Augustin Thierry in his Collection of unpublished monuments of the history of the third estate (t. 4). This composite collection presents a wide variety of documentary interests. It was written over the years by the clerks of the aldermen, in medium French strongly marked by Picardic influences, between about 1280 and the beginning of the XVIth century ; nevertheless, the 14th century and the beginning of the 15th century are the privileged periods. Sometimes urban cartulary, sometimes collection of municipal ordinances, sometimes register of criminal causes, the Red Book reflects the memorial concerns of the aldermen.
Nine-tenths of its approximately 1390 articles are acts of criminal jurisdiction (opening of proceedings, banishments, sentences, executions…) which make it a first-rate source for the study of crime and its treatment in the municipal framework. Many excerpts from the Red Book have been published in scholarly litterature, but it has never been fully and critically edited. This edition is accompanied by a substantial introduction which makes possible to understand its structure and the writing pattern, as well as its various functions. An index identifies the four thousand names of people and thousand names of places contained in the Red Book.
Présentation du projet
Le Livre Rouge de l’échevinage d’Abbeville est, avec le cartulaire appelé Livre Blanc, l’un des rares documents rescapés du bombardement du 20 mai 1940 qui fit disparaître la quasi-totalité des Archives Communales antérieures à 1789. L’un et l’autre doivent leur nom à la couleur de la couverture dont on les a reliés à l’époque moderne. Le Livre Rouge est un registre en parchemin de 255 feuillets, dont l’homogénéité du support suggère que les cahiers ont été réunis avant d’être utilisés pour l’écriture, puis reliés. Il paraît intégralement conservé et s’accompagne aujourd’hui d’une table des matières manuscrite, d’une dizaine de pages, rédigée au XVIIIe siècle.
C’est F.-C. Louandre, bibliothécaire et historien de la ville au début du XIXe siècle, qui insista le premier sur l’importance du Livre Rouge en éditant une sélection de jugements rendus par l’échevinage puis en consacrant à la justice, dans son Histoire d’Abbeville et du comté de Ponthieu (1845), une trentaine de pages tout à fait exceptionnelles dans l’historiographie de cette époque. Quelques années plus tard, son fils et continuateur Charles fournit à Augustin Thierry les transcriptions d’extraits concernant le Ponthieu pour son Recueil des monuments inédits de l’histoire du tiers état. Tous les historiens qui ont par la suite écrit sur Abbeville au Moyen Âge ont fait d’abondants emprunts au Livre Rouge.
À l’époque où débute sa rédaction, Édouard Ier vient d’être couronné roi d’Angleterre (1274) et devient comte de Ponthieu du chef de sa femme Éléonore de Castille. Le Livre Rouge a gardé mémoire du serment de respecter les privilèges de la commune prêté par Édouard Ier en 1279 ; la copie du texte de ce serment, qui suit immédiatement celle de la charte communale, montre clairement qu’à l’origine de la rédaction du Livre Rouge, comme de celle du Livre Blanc entreprise à la même époque, se trouve le souci de faire face à d’éventuels empiétements du nouveau comte sur les libertés municipales.
La richesse du Livre Rouge rend d’autant plus sensible la perte des autres archives abbevilloises auxquelles il fait parfois allusion, comme les registres de délibérations de l’échevinage ou les comptes des argentiers de la ville. S’il ne donne guère de précisions sur l’organisation du corps municipal ni sur le fonctionnement de l’échevinage, le Livre Rouge montre clairement le rôle, moins connu, des officiers municipaux : le siéger (sorte de greffier de l’échevinage qui peut être considéré comme le lieutenant du maire, étant élu par les échevins eux-mêmes et prenant rang derrière eux au conseil de ville), les nombreux sergents qui se répartissent en plusieurs catégories, les 64 mayeurs de bannières, élus, qui désignent le maire et les échevins et se réunissent tous les quinze jours pour conseiller le corps municipal.
Le Livre Rouge illustre en outre l’intense coopération juridique entre les villes picardes par le biais du chef de sens, prévu par la charte communale qui se calquait sur les coutumes d’Amiens, Corbie et Saint-Quentin alors qu’Abbeville était réciproquement chef de sens pour des villes voisines, plus modestes, dont la charte se calquait sur la sienne.
L’intérêt du Livre Rouge ne se borne évidemment pas à la connaissance des institutions communales. Un de ses premiers mérites est tout simplement prosopographique puisqu’il livre la liste des maires et les noms de nombreux échevins, donnant une image saisissante du rôle joué par les grands lignages et de la manière dont ils utilisaient la municipalité à leur profit. Les renseignements sur la vie urbaine dont fourmille le Livre Rouge sont si divers qu’ils défient toute typologie. Les uns sont de précieux détails sur les usages du corps de ville, certains permettent de saisir finement le fonctionnement de mécanismes économiques ou fiscaux, d’autres enfin peuvent paraître plus anecdotiques mais révèlent des traits intéressants de la culture et de la sociabilité urbaine.
Au total, il est difficile de qualifier le Livre Rouge d’un terme qui le définisse sans trahir la diversité de son contenu. S’il commence un peu comme un cartulaire, il ne peut être en totalité considéré comme tel ; ce rôle incombe plutôt, pour Abbeville, au Livre Blanc. Les fonctions de ces deux registres semblent complémentaires : plutôt qu’il n’enregistre les textes fondateurs des droits de la ville, le Livre Rouge illustre leur mise en œuvre et fournit la preuve de l’exercice de la juridiction municipale. C’est aussi pourquoi il est, pour l’essentiel, un registre de justice criminelle, comme nous savons qu’il en existait dans bien d’autres villes, où ils ont toutefois disparu.
Bien qu’il n’enregistre manifestement qu’une partie des affaires traitées par les échevins, le Livre Rouge a longtemps servi de référence pour le pouvoir municipal, comme en témoignent les annotations marginales qui y ont été portées à diverses époques. Ceci confirme qu’il était moins destiné à garder mémoire de telle ou telle affaire qu’à illustrer les domaines où s’exerçait la juridiction municipale, ainsi que sa procédure coutumière et sa jurisprudence.
Par ailleurs, des ensembles d’actes du même type y ont été regroupés par tranches chronologiques relativement brèves : l’attention du corps de ville s’est donc par moments polarisée sur des questions particulières qui devaient paraître d’actualité. On y trouve enfin des « dossiers » d’actes clairement destinés à servir d’aide-mémoire : d’abord les nombreux records de crimes dont les suspects, en fuite ou réfugiés en franchise, ont été bannis par contumace ; ensuite les jugements de litiges successoraux, mis en forme de manière à prendre valeur d’exemple comme dans un formulaire ou dans un recueil de cas exemplaires illustrant un problème juridique suivi de sa solution, enfin les sentences d’abattis de maison auxquelles on devait surseoir jusqu’au décès de la femme du condamné.
Il est plus difficile d’assigner une fonction précise à la partie quantitativement la plus importante du Livre Rouge, c’est-à-dire la masse des records criminels ordinaires. La plupart relatent des crimes très courants comme la rixe-homicide et n’ont donc guère d’intérêt jurisprudentiel. Les échevins pouvaient tout aussi difficilement envisager de se reporter au Livre Rouge en cas de développement ultérieur d’une affaire, étant donné le laconisme de bien des records. Nombre d’articles se contentent en fait d’indiquer les noms des protagonistes, la nature des faits, et quelque formule stéréotypée attestant le bon déroulement de la procédure : sommation, bannissement par contumace, aveu, condamnation… Là réside certainement la fonction primordiale du Livre Rouge : garder mémoire d’un exercice intensif et continu de la juridiction criminelle par les maire et échevins. Ceci explique du même coup la quasi-absence des cas véniels se soldant par des amendes : ils relèvent d’une basse justice dont l’échevinage n’avait pas besoin d’étayer l’affirmation.