Le Livre Blanc de l’échevinage d’Abbeville (1157-1521),
un cartulaire municipal polymorphe à la fin du Moyen Âge


Romain Telliez

Résumés

Le Livre Blanc de l’échevinage d’Abbeville est un cartulaire urbain renfermant la copie de deux cents actes s’échelonnant entre la fin du XIIe siècle et le début du XVIe siècle, avec une nette sur-représentation des seconds XIIIe et XIVe siècles. La plupart de ces actes sont en langue française ou franco-picarde, une vingtaine en latin, et plusieurs constituent la traduction plus ou moins maladroite d’originaux latins en langue vernaculaire par un personnel administratif de culture manifestement laïque. Nous proposons une édition intégrale du Livre Blanc avec présentation et appareil critique. Ce travail s’inscrit dans le droit fil des études récentes sur les cultures urbaines et les usages de l’écrit ; il illustre la constitution par les autorités municipales d’une mémoire administrative et juridique par le recueil et la conservation des preuves des droits de la ville, ou encore d’exemples de procédures à mettre en œuvre dans la gestion des affaires édilitaires. Il est aussi un monument élevé à la gloire de la cité marchande par la mise en scène de ses textes fondateurs comme la charte de commune, et par le rappel des privilèges les plus éclatants qui lui ont été accordés ou reconnus par les différents pouvoirs royaux, princiers ou d’Église.

The Livre Blanc of the Abbeville aldermany is an urban cartulary containing copies of two hundred acts spanning between the end of the 12th century and the beginning of the 16th century, with a clear over-representation of the second 13th and 14th centuries. Most of these documents are in French or Franco-Picardic, about twenty are in Latin, and several are more or less clumsy translations of Latin originals into the vernacular by administrative staff of a clearly secular culture. We offer a complete edition of the Livre Blanc with presentation and critical apparatus. This work is in line with recent studies on urban cultures and the uses of writing ; it illustrates how the municipal authorities built up an administrative and legal memory by collecting and preserving evidence of the city’s rights, and providing examples of procedures to be implemented in the management of municipal affairs. It is also a monument erected to the glory of the merchant city by the staging of its founding texts such as the commune charter, and by the reminder of the most striking privileges granted or recognized by the various royal, princely and Church powers.


Présentation du projet

Le Livre Blanc de l’échevinage d’Abbeville est, avec le Livre rouge dont nous avons récemment procuré l’édition, une des rares épaves rescapées du bombardement incendiaire qui, en juin 1940, détruisit la quasi-totalité des archives de la ville, alors très riches. La rédaction de ces deux manuscrits, entamée à la fin du XIIIe siècle, se poursuivit jusqu’au début du XVIe siècle si l’on en juge par l’ancienneté des textes qui y furent copiés (le plus ancien date de 1147 et le plus récent de 1521), mais elle se fit en plusieurs phases bien distinctes témoignant d’usages précis de la mémoire écrite. L’analyse du Livre Blanc montre en effet une composition en plusieurs sous-ensembles, relativement homogènes par leur forme et leur contenu et correspondant aux différentes phases rédactionnelles.

À la différence du Livre Rouge qui est un recueil de comptes rendus de procédures judiciaires servant à illustrer l’étendue de la juridiction municipale et l’exercice de la justice criminelle par les échevins, le Livre blanc conserve majoritairement des copies de titres relatifs aux droits de la commune et aux privilèges qui lui ont été reconnus par les pouvoirs extérieurs. Sa rédaction est donc intimement liée, non tant à l’histoire de la ville elle-même qu’à celle de ses relations avec les multiples autorités dont la commune est partenaire : le comte de Ponthieu, les rois de France et d’Angleterre, le duc de Bourgogne au XVe siècle, et y compris des pouvoirs d’Église comme la papauté, l’évêque d’Amiens et certains établissements religieux situés dans la ville.

Le socle du cartulaire, mis en oeuvre à la fin du XIIIe siècle, est constitué par les premiers cahiers, caractérisés par leur belle écriture posée, agrémentée d’une ornementation polychrome plus ou moins travaillée d’un feuillet à l’autre. Il comprend des actes dont les plus anciens remontent au milieu du XIIe siècle et fondent les libertés de la ville (et en premier lieu la copie, majestueuse, de la charte de commune octroyée à la ville en 1184), mais aussi des textes gardant mémoire de droits plus modestes tels que des « lettres d’acquêts », faits par l’échevinage, de biens et de revenus assis sur le territoire urbain (étaux pour la vente de poisson, maisons…) avec la confirmation de ces achats par des lettres de l’official d’Amiens. Tout ceci témoigne du besoin, éprouvé par les maire et échevins, de fixer par l’écrit la mémoire des prérogatives de la commune, à une époque où celles-ci risquaient d’être remises en cause par les changements politiques liés à la succession du comté de Ponthieu. L’héritière du comté, Éléonore de Castille, fille de la comtesse Jeanne de Dammartin, avait en effet épousé en 1254 le fils aîné du roi d’Angleterre, qui devait accéder au trône deux décennies plus tard sous le nom d’Édouard Ier. Mais après la mort d’Éléonore en 1290, le comté fut disputé au roi d’Angleterre par la maison de Dammartin et confisqué en 1294 par Philippe le Bel lors du déclenchement de la guerre de Gascogne, pour n’être rendu au roi d’Angleterre qu’en 1299. Il s’agissait donc, pour la commune, d’un contexte particulier où son autonomie voire son existence, reconnues par les anciens comtes de Ponthieu, risquaient d’être remis en cause.

Il est plus difficile de cerner les raisons pour lesquelles la rédaction du Livre Blanc, interrompue au terme de cette première phase, reprit presque un siècle plus tard, dans la deuxième moitié du XIVe siècle, mais de manière désormais sporadique. Plusieurs mains se succèdent alors, usant d’une écriture cursive et d’une présentation sans apprêt. La plupart des actes copiés sont désormais des lettres royaux : les privilèges octroyés à la ville par le roi d’Angleterre puis par le roi de France, en particulier ceux délivrés en 1369 par Charles V après la reprise du comté qui avait été confisqué par Philippe VI au début de la guerre de Cent Ans puis rétrocédé au roi d’Angleterre par le traité de Brétigny-Calais en 1360. Le Livre Blanc a alors pour fonction non seulement d’enregistrer les prérogatives nouvelles de la commune, mais aussi d’affirmer hautement sa fidélité à la couronne de France, dont la proclamation est désormais constitutive de l’identité politique urbaine.

Une troisième séquence débute dans le dernier tiers du XVe siècle et se prolonge jusqu’aux premières années du siècle suivant. Les mains différentes y sont de plus en plus nombreuses, donnant à la rédaction un aspect encore plus relâché. Le choix des actes copiés, dans un certain désordre chronologique, n’est plus dicté par la conjoncture politique ; en témoigne le constat que la cession du comté à Philippe le Bon par le traité d’Arras, pas plus que son retour à la couronne après la mort de Charles le Téméraire, ne trouvent d’écho majeur dans le Livre Blanc. Celui-ci n’enregistre plus les actes illustrant les prérogatives fondamentales de la ville, mais des témoins de sa vie administrative plus modestes et plus divers : arrêts du Parlement, accords, sentences échevinales… n’ayant plus forcément de portée générale.

Enfin les deux derniers cahiers, qui semblent n’avoir été joints aux sections précédentes du manuscrit que tardivement, sont l’œuvre d’un seul copiste, relativement soigneux. Ils forment un petit cartulaire particulier regroupant une trentaine de chartes intéressant toutes la léproserie du Val, qui était administrée par l’échevinage depuis le XIIe siècle. Ces chartes ont été traduites du latin au français, comme l’indique le copiste, dans le dessein d’en faciliter l’utilisation par les maire et échevins.

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