La vie de Marie et de Jésus mise en roman Poèmes français des XIIe et XIIIe siècles

La vie de Marie et de Jésus mise en roman
Poèmes français des XIIe et XIIIe siècles


Marielle LAMY

à paraître en 2021


Résumé

Du milieu du XIIe s. jusque dans la première moitié du XIIIe s., des poèmes centrés sur la vie de Marie et/ou du Christ ont précédé les premières traductions françaises intégrales et plus ou moins littérales de la Bible. Tandis que la Conception Nostre Dame de Wace complétait les récits évangéliques en relatant des épisodes concernant le début et la fin de la vie de la Vierge Marie, la « Bible » d’Herman de Valenciennes a inséré l’histoire de Marie et les épisodes évangéliques dans une fresque plus vaste. Dans les premières décennies du XIIIe s., d’autres poèmes racontent à leur tour, dans des tonalités et selon des formules assez variées, la vie de Marie et de son fils.

Mais au-delà des variations propres à chaque auteur ou « jongleur », ces textes se rejoignent dans une même tendance à agglomérer toutes sortes de matériaux (Évangiles canoniques, sources apocryphes, traditions et motifs légendaires) pour présenter le récit le plus développé, et à mettre celui-ci en forme sur un mode épique ou romanesque propre à retenir l’attention, quitte à prendre certaines libertés. La diffusion de ces œuvres, témoignant d’un succès non négligeable, invite à les prendre au sérieux et à s’interroger sur leur portée morale et doctrinale. Pour dégager celle-ci, faut-il aller au-delà de la seule dimension narrative, ou au contraire considérer le récit comme le lieu même de construction d’un nouveau rapport à la figure de Marie et au Christ, c’est-à-dire finalement à l’expérience religieuse elle-même ?

Since the mid-XIIth century to the mid-XIIIth century, some poems which focused on Virgin Mary’s life and/or Jesus’ life preceded the first Old french full and literal translations of the Bible. While Wace’s Conception Nostre Dame, to complete the Gospels, told stories about the beginning and the end of Mary’s life, Herman of Valenciennes’ Bible inserted Mary’story and evangelical narratives in a much larger panorama. In the first decades of the XIIIth century, new poems also told stories about Mary and her son, in many different ways.

Despite the specific choices of each author or « jongleur », these texts share the same tendancy to aggregate all kinds of materials (canonical gospels, apocryphal sources, legendary traditions and patterns) in order to present the most expanded story, and to shape it in epic or romanced fashion to be attractive, even if in doing so they took certain liberties with the Bible. The diffusion of these works, demonstrating success, invite to take them seriously and to reflect upon their moral and doctrinal significance. To bring it out, should we go beyond the story telling or should we consider, on the opposite, the telling as the place for the building of a new relationship with the figure of Mary and Christ, that is, with religious experience itself ?


Présentation du projet

Vers 1150, le trouvère anglo-normand Wace, plus connu pour son Roman de Brut et son Roman de Rou, compose un poème de la Conception Nostre Dame. Il y fait d’abord le récit du miracle qui aurait conduit à l’institution de la fête de la Conception de Marie, puis il entreprend de narrer les circonstances de la conception et de la jeunesse de Marie et de son mariage avec Joseph ; il présente ensuite la « parenté » de Marie, sorte de généalogie par les femmes ; enfin il raconte avec force détails les derniers moments de la vie de Marie – ce qui le conduit à affirmer l’assomption corporelle de la Vierge. Ce poème a donc plusieurs particularités : il entretient des liens étroits avec deux fêtes liturgiques mariales, la Conception et l’Assomption ; il apporte un contenu narratif qui complète d’une certaine façon, en amont et en aval, les récits évangéliques ; l’évocation du début et de la fin de la vie de Marie est susceptible de déboucher sur des considérations doctrinales.

Moins d’un demi-siècle plus tard, le poème du chanoine hennuyer Herman de Valenciennes offre une tout autre physionomie. Il s’agit d’une « Bible », qui pour son Ancien Testament va de la Création et des Patriarches jusqu’aux règnes de David et Salomon, et pour son Nouveau Testament de la conception de Marie jusqu’à son Assomption. C’est une œuvre de grande envergure et la matière biblique y est évidemment primordiale, tandis que le poème de Wace s’alimentait essentiellement aux sources apocryphes. Herman n’ignore pourtant pas ces sources lorsqu’il est question de Marie, qui d’une certaine manière occupe une place centrale dans la composition de l’œuvre.

Dans la première moitié du XIIIe siècle, d’autres poèmes contribuent à enrichir l’histoire de Marie et de son fils. Dans plusieurs manuscrits contenant l’œuvre de Gautier de Coincy, on trouve une Genealogie Nostre Dame, une Nativité Nostre Dame, une Nativité Jhesucrist, un poème sur la Vie et fais Jhesucrist et une Assomption Nostre Dame. D’autres manuscrits associent une vie du Christ étroitement inspirée des Évangiles à une version particulière de la Passion des Jongleurs. Le poème qui a rencontré le plus large succès est le Roman de saint Fanuel, son personnage éponyme étant censé être le petit-fils d’Abraham et le grand-père de Marie. Après la première section qui lui est consacrée, le poème se prolonge par une histoire de Marie et de Jésus reprenant les traditions apocryphes relatives aux enfances de Marie et du Christ ainsi que quelques épisodes du ministère public de Jésus, une Passion incluant la descente aux enfers et allant jusqu’à l’Ascension et à la Pentecôte, et enfin une Assomption de Marie.

Au total, si l’on prend en compte l’ensemble des témoins contenant tout ou partie de ces différents poèmes, ce sont plusieurs dizaines de manuscrits qui montrent la diffusion et le succès de ces œuvres, un succès durable puisque des copies sont encore effectuées au XVe siècle. Un autre fait remarquable est la manière dont ces textes sont reliés les uns aux autres. L’auteur de la vie du Christ démarquant les Évangiles et associée à une version de la Passion des Jongleurs connaissait probablement le poème d’Herman de Valenciennes, tandis que le Pseudo(?)-Gautier de Coincy et l’auteur du Roman de Fanuel se sont abondamment servis de celui de Wace.

Dans un certain nombre de manuscrits constituant des recueils, plusieurs des poèmes sont associés, selon des modalités diverses : soit par l’intégration de blocs empruntés aux uns et aux autres (par exemple pour la généalogie de Marie, le mariage de Marie et Joseph, la fuite en Égypte, l’Assomption) et éventuellement complétés par d’autres pièces, soit par un travail plus fin de compilation, comme dans la Bible des sept estaz du monde de Geoffroi de Paris datant de 1243.

À l’exception de la vie du Christ étroitement inspirée des Évangiles, qui du reste a peu circulé isolément, le point commun de ces œuvres est à la fois de donner une grande importance à la figure de Marie à côté de son fils et de faire une large place aux traditions apocryphes et autres légendes. Le second trait s’explique en partie par le premier, puisque la mère de Jésus occupe une place fort réduite dans les Écritures canoniques, mais il déborde cette stricte nécessité : des épisodes évangéliques formant des unités narratives complètes sont en effet eux-mêmes remaniés et amplifiés, notamment par l’introduction de nouveaux personnages. La seule préoccupation de répondre à certaines curiosités des fidèles en « complétant les Évangiles » ne saurait donc suffire à expliquer la démarche qui guide les auteurs et copistes, ni à comprendre les attentes et l’intérêt du public.

L’hypothèse a souvent été avancée que ces « histoires saintes » constituaient des substituts à l’Écriture sainte, destinés aux fidèles laïcs que l’on aurait voulu tenir à l’écart du texte sacré. En réalité, en dépit de mesures d’interdiction ou de censures ponctuelles, des traductions au moins partielles de la Bible en langue vernaculaire ont existé et ont largement circulé. Il semble donc hasardeux de réduire les récits concernant Marie et Jésus à un palliatif ou une alternative, en réaction à l’éventuelle difficulté d’accéder aux Évangiles. Pour autant, de multiples questions se posent quant à leur statut. Ils témoignent parfois d’une étonnante liberté dans le rapport à la matière évangélique : l’usage de la langue vulgaire, a priori dénuée de l’autorité du latin, aurait-il paradoxalement permis l’appropriation et l’acculturation des figures de Marie et du Christ, ou encore des apôtres et autres personnages ?

L’historiographie anglo-saxonne a largement débattu ces dernières années du concept de vernacular theology : peut-on parler à propos de ces poèmes de théologie vernaculaire, ou encore de « théologie narrative », ou bien faut-il renoncer à leur reconnaître une portée religieuse autre que morale ? Les spécialistes ont aussi le plus grand mal à classer ces poèmes dans un genre bien défini : poème biblique, histoire sainte, légende hagiographique, roman marial… Les rubriques des manuscrits elles-mêmes entretiennent le flou en les désignant – parfois pour la même œuvre – comme « bible », « roman », « chanson », « vie », « enfances », tandis que la composition des recueils qui les contiennent s’avère extrêmement variable. Cet état de fait invite, comme l’historiographie anglo-saxonne qui n’hésite pas à parler de sacred epic ou sacred romances, à reconsidérer les rapports entre la « littérature » (chansons de gestes et romans) et l’hagiographie, entre le sacré et le profane.

Sans négliger l’étude approfondie de la composition et de la transmission des différents poèmes concernés, ni l’identification des sources et des procédés de la « fabrique légendaire », cet ouvrage s’intéressera donc au témoignage spécifique qu’apportent ces textes sur les orientations et les modes d’expression de la culture religieuse des XIIe-XIIIe siècles.

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