La fuite des rois :
Savoies, Bourbons, et Bragances
dans la crise de l’Ancien régime

(1798-1808)


Laura DE MELLO E SOUZA


Résumé

L’objectif premier de ce projet est la critique de l’histoire nationale et de l’idée selon laquelle il existe quelques traits originaux qui définissent un « destin national ». L’arrivée de la cour portugaise à Rio de Janeiro au début du mois de mars 1808 est considérée comme un fait unique, auquel on attribue souvent une des particularités de l’histoire du Brésil, le seul pays américain à adopter le régime monarchique au XIXe siècle. Sous un point de vue différent, ce projet soutient que le déplacement des Bragances vers le Brésil doit être mis en rapport avec d’autres événements semblables, en l’occurrence le déplacement des rois de Sardaigne vers Cagliari et celui des rois de Naples vers Palerme, où ils séjournent jusqu’à 1815.

Jean VI de Bragance est couronné roi du Portugal, du Brésil et des Algarves après le décès de Marie I, sa mère, en 1816, et la cérémonie a lieu à Rio de Janeiro. Il ne quitte l’Amérique qu’en 1821 et y laisse son fils et héritier, qui proclame l’indépendance en 1822 et devient le premier empereur du Brésil comme Pierre Ier. Mais le projet a aussi pour but de montrer que l’histoire de l’Europe et celle de l’Amérique doivent être comprises dans leur relations : le monde a été mis en mouvement permanent depuis le XVe siècle – et j’emprunte à A.J.R. Russell-Wood l’argument qui a donné titre à un de ses plus beaux livres, A World on the Move – the Portuguese in Africa, Asia and America – 1415-1808, publié en 1992. Dès lors, toute histoire est aussi une histoire totale.

This project aims to criticize national history and the idea that there are some original features capable to define any “national destiny”. The arrival of the Portuguese court in Rio de Janeiro at the beginning of March 1808 is considered a unique fact, to which Brazilian specialists often attribute one of the peculiarities of the history of Brazil, the only American country to adopt the monarchical regime in the 19th century. From a different point of view, this project maintains that the displacement of the Braganças to Brazil must be related to other similar events, in this case the displacement of the kings of Sardinia to Cagliari and that of the kings of Naples to Palermo, where they stayed until 1815.

John VI of Bragança was crowned king of Portugal, Brazil and the Algarves after the death of Mary the First, his mother, in 1816, and the ceremony took place in Rio de Janeiro. He returned to Portugal in 1821 while his son and heir was left in Brazil as a Regent: in September 1822 the young prince declared Brazil independent and became its first ruler as emperor Peter I. This project also aims to show that the history of Europe and that of America must be understood in their relationships: the world has been in permanent movement since the 15th century – and I borrow from A.J.R. Russell-Wood the argument, which gave title to one of his most beautiful books, A World on the Move. The Portuguese in Africa, Asia and America – 1415-1808, published in 1992. From then on all history is also a total history.


Présentation du projet

La première cour qui a quitté sa capitale a été celle des Savoie sous Charles Emmanuel IV, beau-frère de Louis XVI, au début du mois de décembre 1798, suivie, deux semaines après, par celle de Ferdinand IV de Bourbon, beau-frère de Marie-Antoinette. Les rois de Naples ont pu rentrer dans sa capitale en 1802, tandis que les souverains déchus de Sardaigne ont erré entre Florence, Cagliari, Rome et Naples jusqu’à l’abdication de Charles Emmanuel IV en faveur de son frère Victor Emmanuel Ier (1802), qui continue à déambuler dans la péninsule sans pouvoir rentrer à Turin, occupé par les Français.

Une nouvelle vague de « fuites » s’ensuivent en février 1806, quand les deux rois de la péninsule italienne quittent le continent pour s’établir une seconde fois dans leurs îles respectives, la Sicile et la Sardaigne. Le déplacement de la cour portugaise se fait dans ce contexte, et en novembre 1807 Marie I de Portugal quitte Lisbonne avec son fils, le Prince Régent Jean, beau-fils du roi Charles IV d’Espagne, ainsi qu’avec toute la famille royale et une bonne partie de la Cour. Mémoires, récits de voyageurs, documents de l’administration, dépêches diplomatiques décrivent, dans chacun de ces trois royaumes, des situations très semblables, tout en soulignant la fragilité des rois, la dépendance économique et politique face à la Grande Bretagne et à la France, l’imprévu des situations, la généralisation de la guerre, l’instabilité générale, l’accélération du temps.

En prenant comme point de départ ces « fuites royales », le projet envisage, sous le point de vue méthodologique, la possibilité de revisiter l’histoire « événementielle » en prenant en compte des ouvrages comme celle du sociologue de l’histoire nord-américain William H. Sewell Jr., The Logics of History (2005), qui analyse les évènements historiques en tant qu’indices de transformations plus profondes, souvent inaperçues aux yeux des contemporains.

Dans le même domaine, le projet s’inscrit dans la rénovation de l’histoire comparée et connectée, champ défriché, entre d’autres, par Serge Gruzinski (Les Quatre Parties du Monde, 2004) : la révolution française et les guerres contre les Alliés, la croissance impériale britannique, l’essor économique du Brésil dans l’empire portugais sont des phénomènes que doivent être considérés dans leurs connexions. En ce qui regarde la critique historiographique, le projet voit le déplacement de la famille royale portugaise vers Rio de Janeiro comme un des éléments d’une chaîne d’événements qui font partie d’un phénomène plus vaste, la crise de l’Ancien Régime, et relativise son caractère unique et extraordinaire.

Les éléments empiriques sur lesquels se fonde la comparaison sont nombreux et variés. Tout d’abord, la similitude des structures politiques, culturelles, sociales, économiques et territoriales des trois royaumes : ce sont des monarchies absolutistes, catholiques, avec des profondes inégalités sociales et des discontinuités territoriales. Le Portugal en représente, bien sûr, le cas extrême, étant à la tête d’un immense empire, avec plusieurs provinces d’outre-mer dont l’État du Brésil est la plus riche depuis la moitié du XVIIe siècle ; mais il faut considérer que les îles de Sardaigne et de Sicile constituent des atouts importants pour leurs respectives monarchies, une fois les capitales – Turin et Naples – tombés sous les armées françaises.

Malgré leur rôle de puissances de deuxième, voire de troisième rang, les trois états examinés disposent des refuges où s’abriter en temps de crise. Ensuite, il faut considérer l’ancienneté des relations diplomatiques et dynastiques, établies depuis la fin du Moyen Age (pour le duché du Piémont et le Portugal) et consolidés au long du XVIIIe siècle (pour ce qui regarde les Bourbons et les Bragances). Dans la plume des hommes politiques et des diplomates portugais l’on trouve souvent des mémoires, des dépêches et les lettres qui louent les réformes entreprises par les Savoie dans le royaume sarde et les prennent pour des exemples à suivre. De son côté, l’impact de la culture napolitaine sur la pensée portugaise est bien connu, le Portugal faisant partie du groupe de pays marqués par des « Lumières Catholiques ».

Il faut encore considérer que, lors des invasions françaises, les trois royaumes présentent des circonstances similaires – des rois faibles ou hésitants, des reines fortes et enclines à l’action politique – qui produisent des « mythologies » communes sur les figures royales. Dans la presse et les pamphlets se multiplient les caricatures royales : laideur ou faiblesse physique, incapacité psychologique et intellectuelle du côté des rois ; lubricité et cupidité du côté des reines napolitaine et portugaise, contrebalancé par la dévotion extrême, la vertu, voire la sainteté de la reine sarde. Le contexte politique commun explique les coïncidences chronologiques, et les victoires françaises déclenchent des « fuites royales » : mais comment expliquer la similarité étonnante des voyages, troublées par des tempêtes épouvantables, des désastres, des morts, des tragédies ?

Dernier mais non le moindre, il faut mettre en exergue des « personnages-pont », des individus qui établissent des connexions et propagent les nouvelles tout en prévoyant que les événements de l’Italie devraient se reproduire dans le Portugal. Les diplomates qui circulent entre les trois cours et échangent des messages – souvent chiffrés – et des conseils avec les ministres royaux et les monarques sont des « personnages-pont » par excellence. Parmi ces personnages, il semble que le plus paradigmatique soit Dom Rodrigo de Sousa Coutinho, Comte de Linhares, envoyé diplomatique dans la cour de Turin entre 1780 et 1796, marié dans une des principales familles du royaume – les San Marzano – et le plus brillant homme politique de l’époque.

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