Fœtus et morts-nés
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Vincent GOURDON
&
Nathalie SAGE PRANCHÈRE
Résumé
Le mort-né et l’enfant né vivant mais mort dans les heures qui suivent la naissance, celui qu’on appelle le « faux » mort-né sont des entités complexes dans leur appréhension familiale, sociale et juridique.
Dans cette recherche, plusieurs aspects sont approfondis : l’enregistrement des mort-nés en France pendant la période de la Révolution et de l’Empire, entre la loi de laïcisation de l’état civil de 1792 et le décret de 1806 créant l’acte d’enfant « présenté sans vie » ; la ritualisation civile et religieuse autour des mort-nés à la fin du XIXe siècle (convois funéraires, faire-part de décès, etc.) ; les débats au sein du corps médical vers 1900 sur l’obligation de déclaration des fausses – couches auprès des autorités ; les pratiques d’enregistrement, parallèle à celui de l’état civil, qui se développent dans le cadre de l’accouchement en institution devenu dominant dans la seconde moitié du XXe siècle.
Présentation du projet
Le mort-né et l’enfant né vivant mais mort dans les heures qui suivent la naissance, celui qu’on appelle le « faux » mort-né, sont des entités complexes dans leur appréhension familiale, sociale et juridique. Humains en devenir tant qu’ils sont in utero, individus sans personnalité juridique s’ils viennent au monde déjà morts, la catégorie des mort-nés n’existe pas en France du point de vue de l’état civil avant la Révolution. Le système d’enregistrement des baptêmes et sépultures ne laisse aucune place à ces enfants non-nés et donc a priori non baptisés.
La laïcisation de l’état civil à l’aube de l’ère républicaine, par la loi du 20 septembre 1792, modifie le contexte et ouvre un espace de reconnaissance de cette catégorie par l’enregistrement, même si les modalités de cet enregistrement mettent plus d’une décennie à se préciser. C’est le décret du 4 juillet 1806 qui semble trancher le débat en créant un acte d’enfant « présenté sans vie ».
La nouveauté d’un encadrement par l’état civil de ces enfants légalement non-nés ne résout cependant pas toutes les difficultés liées à la volonté de reconnaissance de ces mort-nés, par leur famille ou par l’État ; et celles corrélées à l’existence matérielle de ces corps dont le devenir constitue un enjeu judiciaire, sanitaire et éthique croissant au fil du XIXe siècle.
Ces questions ont déjà fait l’objet d’un certain nombre de recherches : la catégorie de mort-nés dans ses variations légales et statistiques a été étudiée à l’occasion d’un article dans la revue Population (Gourdon, Rollet, 2009). Les pratiques d’enregistrement et de gestion matérielle des corps ont fait l’objet de plusieurs publications : une synthèse sur l’époque moderne et le XIXe siècle (Gourdon, Sage Pranchère, 2018) et des études sur le terrain parisien au XIXe siècle (Gourdon, Rollet, Sage Pranchère, 2017, 2018).
Elles ont toutefois vocation à être approfondies dans plusieurs directions :
- l’enregistrement des mort-nés pendant la période de la Révolution et de l’Empire, entre la loi de laïcisation de l’état civil de 1792 et le décret de 1806 créant l’acte d’enfant « présenté sans vie ». L’objet de cette enquête est d’étudier sur plusieurs terrains l’émergence des pratiques d’enregistrement, leurs formes et les modalités d’interprétation locales des circulaires et recommandations nationales. Cela passera par le dépouillement systématique pour cette période des registres de naissances/de décès d’un échantillon de communes urbaines et rurales : la commune d’Aubervilliers, aux portes de Paris ; la ville de La Rochelle ; la ville de Tulle en Corrèze et les communes du canton au nord de cette ville (Chameyrat, Favars, Naves, Saint-Germain-les-Vergnes, Saint-Hilaire-Peyroux, Saint-Mexant). Les archives municipales traitant des questions d’état civil et des sépultures seront aussi dépouillées. Des croisements avec les registres de catholicité pourront être opérés, à Aubervilliers par exemple où des dépouillements systématiques de baptêmes ont été réalisés dans le cadre d’une autre enquête du Centre Roland Mousnier.
- Les débats au sein du corps médical vers 1900 sur l’obligation de déclaration des fausses couches auprès des autorités. La fin du XIXe siècle fait émerger dans le milieu médical un ensemble de positions contradictoires autour des fœtus et des mort-nés. Si certains médecins semblent attachés au maintien absolu de l’anonymat sur ces événements, anonymat qu’ils mettent en lien avec le secret médical, d’autres participent auprès de l’administration parisienne à une règlementation de la déclaration des fausses couches et de la prise en charge concrète des fœtus. Les débats provoqués par la volonté administrative et donc politique d’encadrer un phénomène biologique et ses suites sont à rapprocher de l’engagement d’une partie du corps médical dans la lutte contre l’avortement à l’orée du XXe siècle. L’objet de l’enquête est de comprendre l’évolution de la position de la Société de médecine légale en particulier, de la défense de l’anonymat des femmes à la grossesse interrompue à l’exigence de transparence sur l’origine des fœtus afin de pourchasser les avortées volontaires. L’enjeu sera aussi d’examiner les effets concrets qu’ont eu ces débats sur la déclaration des fœtus pour lutter contre l’avortement volontaire en matière de réglementation des déclarations d’enfants sans vie, à moyen ou long terme.
- la ritualisation civile et religieuse autour des mort-nés à la fin du XIXe siècle et pendant la première moitié du XXe siècle. L’étude déjà menée sur la ville de Paris a fait apparaître une certaine marginalité des familles dans les décisions prises par l’administration de la capitale. Les couples touchés par une fausse couche semblent se soumettre de bon gré à la déclaration obligatoire et accepter globalement le recours à l’enlèvement gratuit du corps. Mais il y a là probablement un effet de sources qu’il faut tenter de contourner pour mieux situer les pratiques de ritualisation autour des mort-nés développées par les familles, que ces pratiques renvoient à une simple sépulture civile ou qu’elles intègrent une dimension religieuse. Les statistiques sur les convois funéraires fourniront des indications précieuses à ce sujet. Un dépouillement de la collection numérisée de faire-part issus de la Bibliothèque généalogique de Paris sera aussi réalisé. L’enjeu est de restituer les pratiques familiales autour des mort-nés au-delà du XIXe siècle et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, pendant une période où la mortinatalité reste forte et où les accouchements se déroulent encore majoritairement à domicile.
- l’évolution de la prise en charge des fœtus et des mort-nés dans le cadre de l’accouchement hospitalier (deuxième moitié du XXe siècle). Cette dernière enquête vise à saisir l’évolution des pratiques dans un contexte de bouleversement de la prise en charge de la grossesse et de l’accouchement. L’accueil de plus en plus en institution des femmes faisant une fausse couche ou mettant au monde un enfant sans vie crée de nouvelles pratiques d’enregistrement qui se développent parallèlement à l’état civil. Les archives de l’AP-HP sont très riches en carnets ou registres de déclarations d’enfants mort-nés, à des âges de gestation divers (moins de 4 mois et demi, plus de 4 mois et demi, plus de 5 mois, plus de 180 jours) qui renvoient aux débats du siècle précédent sur le seuil de viabilité et, partant de là, le seuil où la déclaration a un sens. Cette enquête croisera ces sources (parmi lesquelles on peut aussi citer un registre des déclarations parentales d’abandon des corps des enfants mort-nés et des fœtus) avec les évolutions réglementaires autour des sépultures en particulier au début des années 1950.
Premières publications
Vincent Gourdon, Catherine Rollet, « Les mort-nés à Paris au XIXe siècle : enjeux sociaux, juridiques, et médicaux d’une catégorie statistique », Population, 2009, 4, p. 687-722.
Vincent Gourdon, Nathalie Sage Pranchère, Catherine Rollet, « La gestion des restes de fœtus et mort-nés au XIXe siècle à Paris. L’itinéraire des corps entre suspicion de crime et convenances sociales », p. 115-134, in Elisabeth Belmas, Serenella Nonnis-Vigilante (dir.), L’orchestration de la mort : les funérailles, des temps modernes à l’époque contemporaine, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017.
Vincent Gourdon, Catherine Rollet, Nathalie Sage-Pranchère, « Les mairies parisiennes et la gestion des corps de fœtus : les débats des années 1880 », 249-271, in Philippe Charrier, Gaëlle Clavandier, Vincent Gourdon, Catherine Rollet, Nathalie Sage Pranchère (dir.), Morts avant de naître. La mort périnatale, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2018.
Vincent Gourdon, Nathalie Sage Pranchère, « Enregistrer et gérer mort-nés et fausses-couches en France (époque moderne-XIXe siècle) », 41-64, in Philippe Charrier, Gaëlle Clavandier, Vincent Gourdon, Catherine Rollet, Nathalie Sage Pranchère (dir.), Morts avant de naître. La mort périnatale, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2018.
Philippe Charrier, Gaëlle Clavandier, Vincent Gourdon, Nathalie Sage Pranchère, « Humaniser les fœtus en les extrayant des déchets. Entre longue durée et reconfiguration des pratiques : le cas français », p. 253-279, in Aurore Schmitt, Elisabeth Anstett (dir.), Des cadavres dans nos poubelles. Restes humains et espaces détritiques de la Préhistoire à nos jours, Paris, Petra, 2020.