Fabriquer la mémoire urbaine en temps de guerre

Adrien Carbonnet

Les journaux et mémoires de Gérard Robert, moine de Saint-Vaast d’Arras, et de Philippe Blocquiel, abbé de Saint-Aubert de Cambrai, couvrent une période s’étendant des années 1460 aux années 1510. Ces textes constituent une source précieuse pour approcher la vie urbaine, notamment au temps de la guerre de Succession de Bourgogne. Peu connus des historiens par rapport à d’autres œuvres – tel que le Journal d’un bourgeois de Paris –, ces écrits monastiques s’inscrivent dans un mouvement d’écriture de l’histoire qui fleurit dans les villes au xve siècle. Nous en proposons une édition critique et en grande partie inédite.

Résumé

Les écrits de Gérard Robert et de Philippe Blocquiel n’ont jamais fait l’objet d’une édition complète et scientifique. Ces œuvres, parfois citées pour leur intérêt local, n’ont par ailleurs jamais été mises en parallèle. Elles témoignent pourtant d’une volonté d’écriture partagée et participent de la construction d’une mémoire municipale à la suite d’épisodes traumatiques traversés par la ville. En effet, la guerre de Succession de Bourgogne, vécue et rapportée par ces deux moines, frappe durement une zone frontalière disputée entre le roi de France et les héritiers de Charles le Téméraire.

Les textes de Gérard Robert et de Philippe Blocquiel sont une source précieuse pour approcher la vie au sein d’une communauté urbaine en guerre et pour comprendre les liens politiques complexes qui sont tissés entre les pouvoirs municipaux et des pouvoirs souverains en concurrence.

Abbaye Saint-Vaast d’Arras d’après le plan-relief de 1717, Musée des Beaux-Arts d’Arras (Wikimedia Commons)

Présentation du projet

Le texte connu sous le nom de « Journal » de Gérard Robert, qui couvre les années 1465 à 1511, est en réalité constitué de mémoires, composés en deux phases d’écriture, et d’un journal. Le manuscrit, écrit entre la fin du XVe siècle et le début du XVIe siècle, est conservé à la bibliothèque municipale d’Arras (ms.183) et comprend 122 folios de papier dans lesquels se trouvent, outre les mémoires et le journal de Gérard Robert, des listes (des abbés de Saint-Vaast, des rentes viagères de l’abbaye) et deux itinéraires de pèlerinage en Terre-Sainte.

Le manuscrit de Gérard Robert, a, certes, déjà bénéficié d’une édition au XIXe siècle (Le Journal de dom Gérard Robert, Arras, éd. par la veuve Degeorge, 1852) mais celle-ci est incomplète, sans apparat critique et sans véritables normes scientifiques. Elle comporte par ailleurs de nombreuses erreurs de transcription (notamment sur des dates) et des omissions qui laisseraient à penser qu’elle a été établie à partir d’un manuscrit datant du XVIe siècle (ms.355). Malgré son titre, l’édition de 1852 est par ailleurs une retranscription des mémoires et non du journal, qui, situé à la fin du manuscrit, est resté pour sa part inédit.

Journal de Gérard Robert, moine de Saint-Vaast d’Arras, signature de l’auteur, Bibliothèque municipale d’Arras, ms. 183, f°110v°.

Le journal de Philippe Blocquiel est également resté inédit, hormis quelques fragments transcrits par des érudits au XIXe et au début du XXe siècle. Le texte est constitué de fragments réunis dans un manuscrit conservé aux Archives départementales du Nord. Ce dernier est connu sous le nom de Mémorial de l’abbaye de Saint-Aubert de Cambrai (36H431) et comprend des actes divers allant du début du XVe au XVIIe siècle. Philippe Blocquiel lui-même entrecoupe son journal, qui s’étend de 1470 à 1512, de pièces diverses (de la comptabilité, des listes de biens). Contrairement aux mémoires de Gérard Robert, qui forment une unité certaine et pensée par leur auteur, le texte de Philippe Blocquiel est bien un journal, écrit au jour le jour, dont la retranscription nécessite une ample reconstruction pour en restituer la chronologie de l’écriture.

Les récits de Gérard Robert et de Philippe Blocquiel comportent des renseignements de premier ordre sur la vie à Arras et à Cambrai au cours d’une période troublée : celle de la guerre de Succession de Bourgogne et de la conquête de l’Artois par Maximilien d’Autriche. Ces renseignements sont d’autant plus précieux que les archives de ces deux villes pour cette période ont quasiment disparu pendant le Première Guerre mondiale. Les écrits de ces moines recèlent également des informations précieuses pour l’historien s’intéressant à la vie urbaine, au domaine de la vie religieuse, ou à celui de l’histoire de la guerre (récits du siège d’Arras par Louis XI, de l’occupation d’Arras et de Cambrai par les troupes royales françaises, puis impériales) ou à celui des relations entre une ville de frontière et le souverain.

Arras – constituée de deux noyaux urbains, une cité relevant de la souveraineté du roi de France et une ville sous domination bourguignonne – et Cambrai – cité impériale libre – se situent à la confluence de plusieurs souverainetés : celle du roi de France, des héritiers du dernier duc Valois de Bourgogne et de l’empereur. Ces communautés urbaines forment les points nodaux d’un territoire frontalier recevant nouvelles et rumeurs, en même temps que les troupes qui affluent sur les théâtres de guerre. Les deux villes forment également un lieu où se manifeste la souveraineté, à travers des cérémonies du pouvoir (célébration des naissances, des victoires, des enterrements) et des actes spectaculaires de majesté (comme le remplacement des aigles impériales de Cambrai par les lys royaux ou la dépopulation d’Arras de 1479).

Une édition scientifique de ces mémoires et journaux viendra par ailleurs enrichir tout un corpus de textes rédigés par des habitants des villes, ecclésiastiques ou non, au cours du XVe siècle comme le très célèbre Journal d’un bourgeois de Paris, les mémoires de Jean Foulquart à Reims, de Guillaume Oudin à Angers, de Jean Maupoint et de Jean de Roye à Paris, de Jean Aubrion à Metz…. Certains de ces écrits ont fait l’objet d’éditions scientifiques ; d’autres, moins connus, attendent d’être découverts ou redécouverts, comme ceux de Gérard Robert et de Philippe Blocquiel. Ces écrits témoignent d’une volonté d’écriture de la part d’individus jugeant utile de retranscrire les faits de leur temps. Les écrits de Gérard Robert et de Philippe Blocquiel ne présentent certes pas la qualité littéraire de ceux d’un Philippe de Commynes, mais ils témoignent d’une volonté de comprendre les événements tragiques que vivent leurs villes et leurs abbayes, à la façon d’un historien. Il s’agit de récits construits et pensés dans lesquels les auteurs cherchent à déterminer les causes et les conséquences de la guerre qui marque et a marqué leurs villes.

Journal de Philippe Blocquiel, abbé de Saint-Aubert de Cambrai, Archives départementales du Nord, 36H431, f°40r°.

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