Élites guerrières et frontière dans la péninsule Ibérique


Alexandre Giunta

Résumés

En adoptant la démarche de l’histoire sociale et la méthode prosopographique, le projet vise à analyser les élites guerrières présentes sur les territoires frontaliers de la péninsule Ibérique aux IXe-XIIe siècles. Disposant de traits communs – exercice de la violence, possession de terre et service royal – avec les élites de l’Occident chrétien, celles-ci s’en distinguent par des caractéristiques spécifiques édifiées par l’existence d’une frontière entre les mondes chrétien et musulman. Cela se traduit par une fonction politique et sociale originale en termes de stratégies, d’intérêts, de réseaux et de liens avec l’autorité royale. Immergées dans des structures d’encadrement, ces élites combattantes restent enserrées dans un groupe qui tend progressivement à se former et à se définir alors même que les strates les plus basses sont encore imprécises et fluctuantes.

By adopting the approach of social history and the prosopographical method, the project aims to analyse the warrior elites living in the border territories of the Iberian Peninsula in the 9th-12th centuries. While these warrior elites shared a number of features in common with the elites of the Christian West – the exercise of violence, land ownership and royal service – they differed from them in that their specific characteristics were shaped by the existence of a frontier between the Christian and Muslim worlds. This resulted in an original political and social function in terms of strategies, interests, networks and links with royal authority. Immersed in management structures, these fighting elites remained part of a group that was gradually taking shape and defining itself, while the lower strata are still vague and fluctuating.


Présentation du projet

Ce projet a pour ambition de mener une enquête sur les élites guerrières dans les royaumes chrétiens de la péninsule Ibérique aux IX-XIIe siècles, et plus particulièrement au sein des territoires frontaliers avec les musulmans d’al-Andalus. La proximité de cette « frontière » constitue un poste d’observatoire privilégié dans la mesure où elle participe de la formation de sociétés hispano-chrétiennes orientées vers la conquête et le peuplement des terres du sud. Au cours de ces siècles, les préoccupations guerrières constituent une partie importante des institutions et de la vie hispanique. Elles représentent à la fois une source de légitimité et un élément structurant de l’identité des groupes aristocratiques. Un des principaux enjeux de cette recherche consiste à recenser ces élites à travers un corpus documentaire varié (chartes, sources narratives, iconographie…) par le biais de l’archivistique des bases de données. En effet, la construction d’une base numérique de données croisant les informations autour de ces individus apparaît indispensable pour dépasser le statut de simple inventaire, avoir une approche globale et ouvrir de nouveaux horizons sur les dynamiques à l’œuvre sur ces territoires.

Ces élites jouissent d’une position sociale élevée au sein de leur communauté par leur fortune, leur pouvoir et leur culture. Si la position peut se refléter dans le port du nom, elle peut également s’affirmer par la possession foncière, la richesse, l’alliance matrimoniale, l’exercice d’une charge, la faveur du souverain, le savoir. La progressive reconnaissance par les pairs conduit à la construction d’une hiérarchie spécifique au groupe. Ces élites combattantes connaissent d’ailleurs une certaine mobilité sociale et géographique dans le contexte particulier de ces sociétés situées aux marges de la Chrétienté, un thème qu’avait déjà abordé Georges Duby dans un article de 1973 autour de ces juvenes à la recherche d’aventures, de richesses, de terres et d’épouses.

Devant le rôle prépondérant de la cavalerie armée, une différenciation se serait opérée dès le IXe siècle parmi les hommes libres, entre ceux qui auraient les ressources nécessaires pour se procurer, entretenir, équiper et se battre avec une monture ; et ceux à qui ces ressources feraient défaut. Ces individus appelés infanzones ou caballeros villanos dans la documentation hispanique participent activement à la défense du territoire et aux expéditions militaires lancées par les princes chrétiens contre al-Andalus. Ils reçoivent en retour une solde, voire même un prestimonium (bénéfice) des mains du roi ou d’un puissant potentat. Si définir de façon exhaustive cette catégorie sociale ne constitue pas une tâche aisée – en partie à cause des lacunes documentaires –, il semblerait que leur statut soit lié à leur fonction mais également à la capacité de combattre à cheval. La possession d’une monture apparaît dès lors déterminante dans ces royaumes chrétiens hispaniques exposés aux razzias lancées par al-Andalus, ce qui pose la question d’un lien entre l’essor de ces couches inférieures de l’aristocratie et la pratique de l’élevage.

Un autre volet de la recherche est consacré aux groupes aristocratiques de Nord des Pyrénées venus en Castille, en Léon et même en direction des territoires portugais pour participer à la lutte contre les musulmans. Les premières enquêtes sur les sources diplomatiques hispaniques mais aussi françaises tendent à souligner l’importance de plusieurs groupes en provenance de la Bourgogne alors que ces derniers étaient absents dans les secteurs aragonais et navarrais. Une tendance qui confirmerait une régionalisation des mobilités de ces élites d’outremonts. Le combat contre les musulmans reste largement récompensé par les souverains et il n’est pas singulier de voir le roi Alphonse VI de Castille-Léon (1065-1109) octroyer des honores, des privilèges et des richesses à ces milites. Des liens privilégiés sont même tissés entre certains membres de cette élite et la famille royale : les mariages de plusieurs filles du souverain castillan avec le comte Raymond de Bourgogne, Henri de Bourgogne mais aussi Raymond de Saint-Gilles, le comte de Toulouse, peuvent être considérés comme des témoignages remarquables des réseaux d’alliance qui unissent les grands lignages aristocratiques de l’Occident chrétien aux XIe-XIIe siècles.

Il semblerait même que ces liens d’une grande complexité s’intègrent également dans des échanges religieux avec la Papauté mais aussi l’abbaye de Cluny à l’image de Bernard de Sédirac qui devient le premier archevêque de Tolède après la conquête de la ville en 1085. Une telle élection illustre l’importance des clercs d’outremonts dans les territoires castillans et le rôle de Cluny dans l’implantation de la réforme caractérisée par une évolution des pratiques liturgiques et du sanctoral. Par ailleurs, l’arrivée de ces individus s’inscrit dans une période caractérisée par des évolutions majeures dans le royaume comme le développement de la chancellerie royale, la titulature impériale portée par le roi Alphonse VI, puis son fils Alphonse VII, l’indépendance du royaume du Portugal mais aussi le développement d’une idéologie plus violente à l’égard des musulmans. L’enquête s’interroge sur les possibles influences de ces individus dans ces domaines.

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